La complainte des journeymen
Souvent, un boxeur exprime sa valeur à l’aune de son opposition. Les combats de levée de rideau du double championnat d’Europe organisé à Londres sont difficiles à déchiffrer. Ils opposent régionaux de l’étape, boxeurs en début de carrière et « journeymen ». Ces derniers servent de tremplin à la carrière des boxeurs plus prometteurs, démasquant parfois les imposteurs. Leurs combats chauffent la salle et comblent les trous d’une soirée dont le rythme est dicté par les lois de la retransmission télé.
Seuls les proches assistent aux premiers combats. On entend la petite amie, la bande de potes, la tante Michelle. A mesure que la foule remplit la salle, le pedigree des figurants se bonifie.
Gavin Rees, bref détenteur de la ceinture WBA des superlégers, bat de justesse le français Soukouna, tout sourire, content d’être là. Pour un rien, il aurait pu l’emporter. Terry Dunstan a obtenu une chance mondiale, chez les cruiserweights en 1998. Défaite. Il dispose ce soir de Rasani en moins d’un round :
– On apprend quoi en un combat si court, Terry ?
– Rien.
– Et t’as prévu quoi ce soir ?
– Rien. Je retourne à l’entraînement dimanche. Les femmes me coûtent. La salle ne me coûte rien.
La salle est maintenant pleine et la foule s’échauffe. Une voix polie annonce que le bar ferme, à quelques minutes du « main event ».
Le combat phare de la soirée oppose deux anglais, Audley Harrison et Michael Sprott, pour le titre continental vacant des poids lourds délivré par l’European Boxing Union.
Les journalistes n’ont pas à se casser la tête pour trouver l’enjeu du combat. Audley Harrison s’en est gracieusement chargé : revanche ou retraite. Harrison a gagné la médaille d’or aux jeux de Sydney en 2000 mais sa carrière pro a déçu. A 38 ans, avec 26 victoires et 4 défaites, il doit battre Michael Sprott, qui l’a mis KO il y a trois ans, pour faire mentir ceux qui disent qu’il n’a pas l’étoffe.
Un curieux mélange de défi et de crainte habite le regard d’Harrison quand les deux boxeurs se toisent avant le premier coup de gong. Le combat s’engage. Audley, gaucher, pratique l’escrime du poing. Il mesure son adversaire de sa droite, qu’il maintient tendue, pour qu’elle lui serve de rail sur lequel faire glisser sa gauche. Il remporte le round d’observation.
L’affaire s’emballe dès la deuxième reprise. Sprott boxe en force et place les attaques les plus dangereuses. Une droite atteint nettement Harrison et le spectre de la défaite refait surface.
Les profils rugueux aperçus dans les tribunes indiquent que la salle est pleine de types qui connaissent la boxe de l’intérieur. Les « journeymen » qui se battaient un instant plus tôt ont rejoint les spectateurs. Leur sourde hostilité descend des travées. Ils reprochent au talentueux Harrison de manquer de cœur.
Une sublime droite de Sprott dans la quatrième reprise suspend l’audience. Audley tient mais il est sur le reculoir. Sprott creuse l’écart. Il croit pouvoir finir le travail dans la sixième. En vain. Les 7e et 8e reprises sont pour Harrison. Audley montre sa technique supérieure, versatile. Il change de garde et place des doublés du jab pas piqués des vers.
A partir de la 9e reprise, les boxeurs cherchent un second souffle. Ils puisent dans les réserves. Les athlètes offrent le splendide spectacle de leur vulnérabilité. Audley remonte toujours. Le 10e round est très serré. Les juges vont-ils favoriser Sprott, auteur de l’attaque la plus nette ? A la 11e reprise, Sprott reconstruit son avance. Le round est pour lui. Il entame le douzième en force, pas question de finir en demi-teinte, il tient sa victoire.
Puis l’incroyable se produit. Un crochet gauche terrible foudroie Sprott. Harrison a placé le plus beau coup de sa carrière au moment où on ne l’attendait plus. Il restait moins d’une minute de combat.
Le public est dérouté, un peu déçu. Le « journeyman », l’un des leurs, a perdu. Il reste au sol de longues minutes. Il revient à lui alors qu’on lui appose un masque à oxygène. La scène est cruelle, le public détourne le regard.
Fin de partie.
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