Il y a plus de 10 ans, Christian tenait un blog, 13e round, dont je relayais certains papiers sur Cultureboxe. Aujourd’hui, il publie un ouvrage qui ne manque pas de punch (ouille) et de têtes d’affiche (Sugar Ray Leonard, Roberto Duran, l’affreux Deontay Wilder, l’ami Christian Delcourt…) : Dans l’ombre des KO aux éditions Amphora. Attention, ceci est une discussion de spécialistes.
J’ai été impressionné par le pedigree des interviewés. Par quel miracle ?
Je me suis moi-même surpris sur certains noms. Pas tant pour les stars mais pour ma capacité à aller chercher des personnages improbables, des gens auxquels je ne pensais absolument pas au début de l’écriture du bouquin, comme le gars qui a formé Hopkins en prison. Des personnages comme lui donnent un autre relief à certains des KO que j’évoque dans le livre. C’était même parfois mieux que d’avoir les boxeurs eux-mêmes, qui pour certains, ne sont pas très enclins à parler de défaites ou à parler tout court.
Pourquoi le KO ?
Que ce soit pour les férus de boxe comme nous deux, pour les amateurs ou même pour ceux qui n’aiment pas la boxe, c’est un moment incroyable. Il n’y a pas beaucoup de disciplines qui sont capables de proposer un dénouement aussi fort qu’un KO.
Évidemment le foot avec le but à la dernière seconde, ou le basket avec le shoot au buzzer, donnent des émotions incroyables mais le KO, ce sont deux êtres humains qui en viennent aux mains et tu en as un qui vit une espèce de mort physique et spirituelle. C’est vraiment un des moments les plus forts tous sports confondus.
C’est quoi pour toi un KO ?
J’ai mis du temps à formuler une vraie définition. Dans le livre, il y 26 interviews et 26 définitions différentes. Pour moi le KO, c’est à la fois le début d’une histoire et le dénouement d’une autre. Pour deux boxeurs, une victoire par KO, ça peut être le dénouement d’une rivalité, d’un combat contre eux-mêmes et peut être aussi le début d’une carrière, d’une nouvelle tranche de vie. Pour celui qui perd par KO, c’est même parfois une libération : « Enfin, c’est terminé, j’en ai fini de ma carrière de boxeur. »
Est-ce que tu y vois une dimension spirituelle ?
Quelle que soit leur religion, et même s’ils n’en ont pas, ils évoquent tous quelque chose de l’ordre du divin, quelque chose qui est au-dessus d’eux et qui n’est pas palpable physiquement. Quelque chose de plus puissant qu’eux, qui les a poussés à s’imposer par KO de manière retentissante ou pour certains à laisser le genou à terre.
Je ne l’ai pas laissé dans la version finale, mais Christy Martin m’a dit que contre Laila Ali, quand elle a mis un genou à terre, elle savait que ça allait mal se terminer, mais pendant les dix secondes où l’arbitre comptait, il y avait quelque chose qui la retenait de se lever. Encore aujourd’hui, elle se pose la question : pourquoi ne s’est-elle pas relevée pour que l’arbitre l’arrête ou que son adversaire la mette vraiment KO ? Elle dit qu’elle a senti une force supérieure.
Et puis tu as un personnage comme Deontay Wilder qui est persuadé d’avoir été envoyé sur terre par Dieu pour cette mission : mettre des KO.
Là, tu mets le doigt sur un truc important. J’ai toujours l’impression qu’il y a un côté un peu donquichottesque à vouloir parler, mettre des mots sur ce qui se passe sur le ring. Comme s’il y avait quelque chose qui relevait de l’innommable, presque un truc divin, qui exploserait les cadres de la pensée et du langage.
On n’a jamais de mots assez forts pour parler de cette dimension-là. Sur le chapitre de George Foreman, par exemple, je me suis vraiment creusé la tête. J’ai parlé avec son fils et des gens qui ont été dans son coin. Ils insistent sur son côté très pieux. Ils essayent de chercher des mots forts pour parler de sa foi, et du lien entre sa foi et ses capacités de boxeur, mais il leur manque toujours le mot juste, tout simplement parce qu’il n’y a pas de mots assez forts.
Revenons à Deontay Wilder. Tu ne trouves pas qu’il raconte n’importe quoi ? Se mettre au niveau de Joe Louis, assumer son désir de tuer quelqu’un sur le ring… C’est gênant, non ?
C’est quelqu’un qui, comme beaucoup de boxeurs, a une assurance qui est peut-être exacerbée. Il est convaincu de ses capacités et je pense qu’au cours de sa carrière, il a réussi à convaincre certaines personnes. Mais j’entends totalement ce que tu dis : se mettre au niveau de Joe Louis… je lui repose la question d’ailleurs. Je pense qu’il est conscient que sa carrière n’a rien à voir avec celle de Joe Louis. Ce n’est pas le même niveau, ni le même calibre, mais il n’est pas responsable de l’opposition à laquelle il a fait face. On doit lui reconnaître qu’il ne s’est jamais caché face à ses adversaires : il prend Fury à trois reprises, il a toujours voulu affronter Anthony Joshua.
Sur la question de vouloir tuer un adversaire, je l’ai trouvé très honnête. Il sait qu’il va choquer, il sait aussi qu’il fait ça pour attirer le chaland. Mais il dit quand même quelque chose d’intéressant : quand on est sur le ring, même quand on ne prend pas de KO, est-ce qu’on ne se tue pas, petit à petit, les uns les autres ? Est-ce qu’on n’est pas en train de s’assassiner à petit feu ? Ça ne se voit pas directement sur le ring, mais quand on voit l’état de certains boxeurs aujourd’hui…
C’est sûr que la boxe te donne beaucoup (adrénaline, sens, respect, dépassement, argent, souvenirs…) et te prend beaucoup (santé, ruine, frustration, vie de famille…). Je pense que chaque boxeur dispute un combat contre la boxe dont il ne sort pas forcément vainqueur. À ton avis, quel est le secret pour gagner ce combat ultime ?
C’est bête, mais je pense que le combat contre la boxe, surtout pour les grands boxeurs, il est avant tout financier. Il est gagné si financièrement, après ta carrière, peu importe la manière dont elle se termine, tu t’en sors bien. Foreman a terminé par une défaite, Sugar Ray Leonard aussi, mais ils ont clairement remporté leur combat contre la boxe. Ils ont eu plein d’opportunités de carrière après. Ils ont su remplacer l’adrénaline du ring par autre chose. La plupart des mecs que j’ai vu et qui étaient un peu défaits par la boxe, ce sont avant tout des boxeurs et boxeuses qui, après leur carrière, pour mille raisons, ont eu des problèmes d’argent.
En parlant d’après-carrière, pourquoi est-ce que j’ai l’impression que les Mexicains sont en bien meilleur état que les boxeurs des autres pays alors même qu’ils ne donnent pas leur part aux chiens ?
Je pense que pour les Mexicains, c’est quelque chose de très culturel. Dès l’âge de 4-5 ans, ils commencent à se battre, dans la rue ou au club de boxe… C’est quelque chose qui ne les quitte jamais. Je ne connais pas leur secret de jouvence, mais c’est vrai que certains sont vraiment très bien conservés : quand tu vois Chavez qui fait encore des combats exhibitions à 60 ans passés, malgré tous ses excès… Même si le visage a pris un coup, il est encore en très bonne forme.
Tiens, en parlant de ça, tu consacres un chapitre entier à Mike Tyson. Il a été important pour toi ?
C’est mon tout premier souvenir de boxe anglaise. On est en juin 1997. Je suis chez ma tante en Angola. C’est les vacances scolaires. On est en famille. J’ai souvenir de toute la maison réveillée en pleine nuit pour voir le combat. Je ne savais pas qui était Tyson, je ne savais pas qui était Holyfield. Mais je me souviens de la tension qu’il y avait autour de ce téléviseur, et de ces deux mecs, qui allaient combattre. J’avais 6 ans et demi, je n’ai pas le souvenir de comment j’ai réagi à la morsure d’oreille, mais je me rappelle que ça passait en boucle le lendemain sur la chaîne d’information locale. Pour moi, Tyson a immédiatement été associé à quelqu’un de féroce, qui fait peur, mais que tu as envie de regarder.
C’est mon premier souvenir de boxe et c’est la première giga star du sport mondial. Il y avait deux icônes à l’époque : Mike Tyson et Michael Jordan.
Les stars de notre enfance. J’ai l’impression que si Tyson a autant marqué nos imaginaires c’est parce qu’il est presque devenu une sorte de personnage de BD. Il a mordu un adversaire. Dans la première partie de sa carrière, il projetait ses adversaires aux quatre coins du ring. Ils tombaient comme des pantins désarticulés. Cela dit, après coup, je me suis demandé si on ne l’avait un peu surcoté, notre Mike.
Ouhlala, non ! Il faut se souvenir de sa toute première partie de carrière. Entre son titre de 1986 et la défaite face à Douglas en 1990, c’est dingue ce qu’il fait. Aujourd’hui, on a l’impression que c’était facile, que les adversaires n’étaient pas terribles. Il bat vraiment des mecs qui étaient très costauds et il les bat très facilement.
Oui, mais à chaque fois qu’il a été en difficulté, à chaque fois qu’il a été en eaux troubles, il a cherché une porte de sortie…
Je te trouve dur. Beaucoup de grands boxeurs ont eu du mal face à une grosse adversité. Un mec comme De La Hoya, quand tu regardes ses six défaites, ce sont peut-être les combats les plus importants de sa carrière. Il n’a pas vraiment su trouver des solutions à chaque fois mais ça n’en fait pas un boxeur surcoté. Et puis, il ne faut pas perdre de vue qu’on n’a jamais vu son prime. Entre 92 et 95, quand il est en prison, peut-être que s’il prend Holyfield et Lewis, il les bat.
Peut-être mais à condition de se libérer de son entourage contaminé par Don King et les yes-men.
Ce qui est dingue, et ça ajoute à la légende de Tyson, c’est qu’il change d’entourage très tôt, dès la fin de l’année 1988. Et de 1988 à 1990, il y a deux ans où c’est complètement bordélique autour de lui : son mariage avec Robin Givens, Don King qui lui fait tourner la tête… Malgré tout, pendant ces deux ans, il est quand même encore très fort.
C’est là où tu mesure la puissance de la formation qu’il a reçue avec Cus D’Amato, Teddy Atlas et Kevin Rooney. D’ailleurs, elle perdure presque encore aujourd’hui, comme si le corps avait gardé certains gestes en mémoire.
Pendant deux ans, il ne s’est quasiment pas entraîné. Il était en pilote automatique. J’ai interviewé Aaron Snowell dans le bouquin, qui était son coach de 1988 jusqu’à fin 1990. Il m’a dit que le gros de son travail, c’était de le garder concentré, veiller à son moral et le faire venir à l’entraînement. Techniquement, il ne lui a pas appris grand-chose.
Bon et alors, comment as-tu vécu la mascarade avec Jake Paul ?
J’ai essayé de me protéger des images sur les réseaux sociaux. Je trouve ça très triste. Tyson, son combat contre la boxe, il n’est vraiment pas gagné. Après, c’est un très bon marketeur, il a fait un boulot assez incroyable pour vendre ce combat en disant qu’il combattait parce qu’il avait la boxe en lui… La réalité, c’est qu’il a besoin d’argent ou que le chèque l’a suffisamment motivé pour remonter sur le ring. Et puis, il ne faut pas sous-estimer le besoin de lumière. Certains boxeurs ont besoin d’être vus, admirés. Pendant des années, ils ont été des super héros pour les gens et du jour au lendemain la lumière s’éteint. Un boxeur m’a dit que le pire moment après ta carrière, c’est quand tu traînes dans un gala de boxe, et que quelqu’un te voit et dit : « C’est qui déjà ce gars ? Il me dit quelque chose. »
Je partage complètement cette volonté d’échapper aux images de cette mascarade. J’aurais eu trop peur que les images de Papy Tyson sur le ring avec Jake Paul, sous l’œil des caméras de Netflix, remplacent dans mon imaginaire, à mon corps défendant, celles qui ont formé le fan de boxe que je suis devenu, le gamin qui se réveillait à minuit pour des combats qui duraient 30 secondes.
Au fait, qui est le plus grand artiste du KO de l’histoire ?
J’aime beaucoup Joe Louis qui avait quelque chose d’innée. Comme si le KO était le seul dénouement possible. Mais pour moi, c’est Tyson : pour la technique, le peek-a-boo style, la précision de ses uppercuts et pour le côté spectaculaire.
Et le plus beau KO ?
Pacquiao-Hatton, c’était dingue. Ça m’a choqué. Mais il y a aussi Marquez-Pacquiao IV. Pacquiao est très bien dans le combat, il est en avance, il met la pression, il casse le nez de Marquez. Et il se mange un contre qu’il n’a jamais vu venir alors que les deux hommes se connaissent par cœur. Je me souviens d’avoir hurlé.
Ah oui, c’est ça, les KO dont on se souvient, ce sont ceux qui nous font hurler !
Dans l’ombre des KO, Christian Mpanzu, Editions Amphora