Plus de vingt ans après Corps et Âme, Loïc Wacquant dit « Busy Louie » après trois ans passés à Woodlawn Boys Club, un gym du Southside de Chicago, et un combat aux Golden Gloves de la même ville, rouvre l’armoire à souvenirs pour nous proposer un nouvel ouvrage. Là où Corps et Âme privilégiait l’expérience personnelle du boxeur-thésard, le Voyage fait la part-belle aux boxeurs de Chi à coups de photos et d’extraits d’entretien. Une troisième lame d’analyse sociologique vient compléter le dispositif éditorial.
Pour Wacquant, la boxe est une confrérie où l’on partage rites et croyances. On l’intègre en payant son dû sur le ring, quelle que soit sa couleur ou sa classe sociale. Partager des souffrances, ça rapproche. D’autant qu’en intégrant cette confrérie, le boxeur échappe aux déterminations qui trop souvent le vouent à une vie étriquée et à l’insignifiance sociale.
« La boxe lui permet de s’élever en poursuivant ses rêves, même s’ils sont illusoires, et ce faisant elle donne du zeste à sa vie. »
Qui sont ces boxeurs ? Ils viennent en majorité des classes populaires. Aux États-Unis, la boxe est bien souvent le sport des derniers arrivés : les Irlandais et les Allemands, puis les Juifs d’Europe centrale dans la première moitié du XXe siècle, les Italiens et les Afro-Américains dans les décennies d’après-guerre et, plus récemment, les Latino-Américains. La boxe c’est l’espoir d’une vie meilleure. Ce qui ne veut pas dire que les plus pauvres fassent les meilleurs boxeurs.
« Les apprentis élevés dans des familles brisées, dont la vie est dépourvue du strict minimum de sécurité et de régularité, ont peu de chances de s’adapter aux rigueurs de l’entraînement au quotidien, qui exige stabilité personnelle, frugalité et embrigadement. »
Autre point : c’est l’économie illégale de la rue qui fournit les moyens les plus faciles de gagner de l’argent. La boxe pro, elle, permet d’esquiver les emplois dégradés et dégradants qui prolifèrent au bas de marché de l’emploi, voire la routine du salariat ordinaire et la subordination qu’il implique. En gros, boxer plutôt que de se plier au sempiternel métro-boulot-dodo. Car monter sur le ring c’est aussi toucher une rémunération symbolique qui vient flatter l’image de soi.
« Le métier de la cogne fait entrer ceux qui s’y engagent dans un univers de souffrance assumée et de significations incarnées ; cette souffrance consentie les élève au-dessus du commun. Ce métier leur offre l’opportunité de prendre en main leur destinée, de se modeler comme être social digne de reconnaissance, ne serait-ce que par les pairs. »
D’où l’intérêt de prendre soin de son corps, gagne-pain et outil de travail qu’il faut constamment régler et entretenir avec soin, mais aussi arme de destruction et armure face aux coups de l’adversaire. Le corps doit donc être protégé des tentations extérieures : la malbouffe, l’alcool, les drogues et les femmes. Pour Wacquant, les boxeurs partagent une éthique du sacrifice qui les élève un cran au-dessus du commun des mortels.
Cela dit, le prix à payer est réel. Les boxeurs composent avec l’angoisse de subir de lourds dégâts physiques et mentaux. Ils connaissent la fragilité du corps. Ils constatent l’usure subie par les anciens. Ils savent bien qu’un ou deux combats âpres peuvent suffire à laisser des marques indélébiles même pour celui qui sort vainqueur de l’épreuve.
Au fil des pages, Loïc Wacquant et ses sujets d’étude dessinent un rapport doux-amer à la boxe.
« Alors même que leur carrière entre les cordes n’a pas rempli leurs attentes sur le plan financier, vingt-cinq ans après avoir remisé leurs gants, aucun des boxeurs de Woodlawn ne regrette de les avoir mis. »
Huit boxeurs sur dix se félicitent de l’avoir été et chausseraient les gants à nouveau si c’était à refaire ; huit boxeurs sur dix souhaitent que leur fils ne devienne pas boxeur professionnel. À de rares exceptions près, qui font office de miroir aux alouettes, les boxeurs ne gagnent pas bien leur vie. Ce qu’ils touchent, ce sont des bénéfices existentiels : le frisson du combat, le feu des projecteurs, un grade supérieur de masculinité, l’estime de leurs pairs et l’admiration des proches. Pas évident donc de décrocher :
« La boxe est devenue pour ceux qui s’y adonnent comme une drogue dans leur système, une maladie dont ils ne savent pas guérir, une passion amoureuse qui les tient haletants et prisonniers. (…) Le magnétisme du pugilisme tient donc à ses moyens autant qu’à ses fins et c’est le voyage qui compte ici plus que la destination. »
Plus de trente ans après son combat aux Golden Gloves de Chicago, Loïc Wacquant nous rappelle une fois encore, et je cite les paroles de son coach DeeDee : « Il faut être un sacré gars pour monter sur ce ring ».
Loïc Wacquant, Voyage au pays des boxeurs, éditions La Découverte.