Les jeunes ne veulent plus prendre de coups : l’agonie de la boxe.
Publié par Jean Cau le 17 mars 1978 dans Paris-Match n° 1503.
J’en parlerai au passé, déjà. Vous comprenez que c’était trop beau, c’était trop noble, c’était trop difficile, c’était trop dur, c’était trop viril et trop éternel pour que ça dure. La boxe, je dis son nom à son chevet, sous les injures, et je la chante. Et ça n’est pas parce que l’on me fera la morale – je veux dire une morale, celle qui est à la mode, bien sûr, et qui n’est pas précisément la mienne – qu’on me fera taire ou qu’on me donnera regret de l’avoir aimée, la boxe. Ca faisait trop rêver les mômes dans les rues et les terrains vagues ; ça faisait trop hurler les hommes et crier les femmes, dans les stades ou les salles ; ça faisait trop couler d’or et de sang et ça n’était pas juste que le plus fort gagne. Et le plus courageux. Et ça n’était pas bien que des adolescents blêmes, les joues creuses mais la taille fine, mais le ventre plat et les muscles secs, aillent après le turbin enfiler des gants et se casquer de cuir pour apprendre à se châtaigner selon les règles, sur le ring pisseux d’une salle crasseuse. Et rêver, rêver, rêver de gloire. Et rêver d’être des punchers, des stylistes, des encaisseurs, des combattants, des champions d’une banlieue, d’une France et du monde bien sûr. Et rêver d’être des hommes, ô bonheur, oh oui des hommes ! (…) Ca irait de Milon de Crotone à cette grande gueule de Cassius Clay, en passant par Jack Broughton, héros national, qui a son tombeau à Westminster et par John Sullivan et Gentleman Jim qui furent les deux premiers boxeurs à s’affronter les mains gantées. Et j’ai évidemment rencontré Monzon. El Macho. Adieu Yankee Stadium, Vel d’Hiv, Madison Square Garden, Concert Pacra, Salle Wagram, adieu Sportspalast et Haringay Arena, adieu, adios, so long, c’est terminé. C’est râpé. A bas « le sport qui tue ». Vive la bagnole payée par traites et qui allonge sa centaine de cadavres, chaque semaine, sur la route du week-end. Vive le H et le brownsugar dans les lycées. Hurrah pour les massacres du samedi soir, à coups de couteaux et de chaînes de moto. Vive le record mondial de criminalité, en Suède. A propos, ils ont évidemment interdit les combats professionnels de boxe, en Suède, depuis huit ans. On a le droit de se battre, mais en amateur, avec un casque et des gants gros comme des citrouilles. Il paraît, dit le rapporteur, devant le Parlement, que « la sécurité y gagne ce que l’esthétique y perd ». Mais si l’esthétique y perd, il reste quoi, hé, patate ? Comment expliquer ça à un Suédois ? Pas possible. On s’aime, on est égaux, on est socialiste à fond, en Suède, et on se suicide à la chaîne, par milliers. Encore un record du monde. Mais la boxe, quelle horreur ! Le peuple adore ça ? Il a tort. C’est son bas instinct qui parle. Il faut l’éduquer. Il faut lui apprendre, à travers calme et suicide, la douceur démocrate de la vie (…). La boxe tue. Pas le pastis. Et que nos seuls combats, citoyens, soient électoraux ! (…). De la boxe, on ne gardera que le vocabulaire (…). Pas une goutte de sang sur l’écran de télé. L’enjeu ? Bof, presque rien : la France. Et les boxeurs électoraux, oseriez-vous soupçonner qu’un sur six a « quelque chose » au cerveau ? C’est que vous êtes d’une méchanceté rare. (…) Que cette société, énervée de conforts et de mollesse, déchaîne aujourd’hui ses violences de rues contre des innocents désarmés et, demain, « réforme » la boxe jusqu’à la liquider, c’est fatal. Il y avait, au monde, deux spectacles dont la beauté et le sens profond comblaient mon coeur et inclinaient mon esprit à la révérence : la boxe et la tauromachie. (…) Pour qui sonnent les clairons de mise à mort ? Pour qui sonne le gong ? Pour un monde.
Les jeunes ne veulent plus prendre de coups : l’agonie de la boxe.
Publié par Jean Cau le 17 mars 1978 dans Paris-Match n° 1503.