Né le 31 mars 1871 à Gavelston, Texas, Jack Johnson grandit dans une famille modeste, devenue pauvre. Ses premières aspirations tournent court. Un accident de cheval l’écarte du métier d’entraîneur. Un autre, de vélo cette fois, du métier de cycliste. Il enfile les gants, faute de mieux.
Il dispute quelques combats avant de se faire remarquer au cours d’un « battle-royal », ces pantalonnades si populaires au tournant du siècle qui voyaient une dizaine de boxeurs noirs s’affronter les yeux bandés sur le même ring. Un soir, donc, Jack abat tous ses rivaux. Un exploit, à l’aveuglette, qui l’encourage à poursuivre.
Son premier combat d’importance a lieu en 1901, contre l’expérimenté Joe Choynski. Trop tendre, Jack prend une danse (KO en 3 rounds), et les deux hommes sont emprisonnés pour troubles à l’ordre public. Joe devient son entraîneur-manager et la première leçon a lieu derrière les barreaux.
Malgré ses progrès, Jack bute en 1905 contre un drôle de client. Marvin Hart est un Blanc qui n’a pas peur des Noirs. Pendant 20 rounds, il rosse Jack Johnson. Une leçon de boxe dont le vaincu tire les enseignements : le jeu de jambes est aussi important que le reste, un coup délivré avec précision peut être un punch meurtrier, il faut se couvrir toujours et savoir se mettre à l’abri. Les années suivantes, Jack Johnson travaille ses points faibles et s’améliore. Avec un objectif : devenir le premier Noir champion du monde des lourds, titre officieux d’homme le plus fort du monde.
Le titre est entre les mains de Tommy Burns, un Canadien français, qui l’a arraché à Marvin Hart. Burns est un redoutable frappeur qui clôt tous ses combats de manière expéditive. C’est aussi un homme traqué. Johnson l’a défié en Amérique, à Londres et jusqu’en Australie. En vain. Tous les hommes qu’il a battu, Jack les bat aussi, et de manière plus convaincante. Acculé, le champion accepte de boxer son challenger le 26 décembre 1908 à Sydney.
Le combat est à sens unique. En précurseur d’Ali, Johnson boxe aussi avec sa langue : ses moqueries sont une arme supplémentaire. L’arbitre siffle la fin des hostilités à la quatorzième et lève le bras de Jack alors que des incidents se déclenchent dans le public.
Le nouveau champion est bien décidé à jouir de ce qu’il a gagné par la force de ses poings. Il roule en voiture de sport, fréquente assidument les maisons closes du Continent et s’affiche publiquement en compagnie d’une demi-mondaine de couleur blanche, suscitant une ire de réprobation incommensurable dans toute l’opinion américaine. Jack Johnson, son mètre 90, ses 90 kilos et ses directs dévastateurs font surgir le sentiment d’une terrible menace sur la destinée américaine.
L’ancien champion du monde, Jim Jeffries, qui s’est retiré invaincu en 1905 est sommé de mettre un terme à la mascarade. Le combat est fixé le 4 juillet 1910, jour de la célébration de l’indépendance américaine, à Reno. Un stade de vingt mille places est construit pour l’occasion. Des trains bondés affluent de toute l’Amérique pour assister au premier « match du siècle ». Les spectateurs sont priés de laisser leur arme au vestiaire.
Les vingt mille ouvriers, vachers, vagabonds, employés venus s’encanailler, hommes de toutes extractions, chantent à l’unisson de délicats chants de mise à mort contre le « negro ». Johnson est conspué, seul contre tous – bien sûr, puisque les Noirs sont interdits de stade – face à cette déferlante d’insanités racistes.
Sur le ring, c’est une autre histoire. Seul un maigre crochet de Jeffries à la quatrième reprise entretient l’illusion : la vue du sang qui s’échappe de la lèvre de Johnson fait frémir la foule. Mais l’allonge du Texan, et sa vivacité sont deux arguments imparables pour Jeffries. Johnson boxe dans son style caractéristique, à l’économie, maintenant son adversaire à distance et le noyant de coups précis dès qu’il ouvre sa garde. Un coup au foie, trois crochets à la mâchoire d’affilée : Jeffries passe à la moulinette. Johnson lui broie l’épaule, le nez, lui ferme les paupières. Au début de la quinzième reprise, Jeffries recule, s’adosse aux cordes, tente de rejoindre son coin : il ne parvient plus à éviter les enchainements de son adversaire. Jeffries s’effondre. C’est la première fois que l’icône de la nation est au sol. Grâce à la complaisance d’un compte bienveillant, il se relève à neuf. La séquence suivante lui est fatale : son entraîneur jette une serviette au centre du ring en signe d’abandon : tout, plutôt que d’être mis KO par un Noir.
Le titre de champion du monde de Jack Johnson est désormais incontesté. Il n’aura guère le temps de profiter de sa gloire. Les images du combat sont interdites sur le territoire, de sanglantes émeutes éclatent pour réprimer les Noirs qui célèbrent la victoire. Neuf morts confirmés, des centaines de blessés.
Jack Johnson ne tarde pas à choir, devant un autre adversaire : le gouvernement fédéral. Une équipe d’agents fédéraux est sommé de mettre un terme à ses outrecuidances. Un District Attorney trouve la parade : il est accusé d’avoir voyagé dans un train en compagnie d’une prostituée, également sa maîtresse, enfreignant la législation contre la traite des Blanches. Les juges obtempèrent. Il est condamné à la prison. Il choisit la fuite et l’exil. Il boxe en Europe, au Mexique, à Cuba. Longue déliquescence d’un homme traqué, il s’agit d’exhibitions loin d’être à la hauteur de son talent. Il perd finalement sa ceinture en 1915, contre Willard, prétend avoir été payé pour perdre, s’envole pour l’Europe avant de rentrer purger sa peine aux Etats-Unis. Enfin libre, il tente un retour, court le cachet, vit d’expédients dans une misère relative. Il meurt en 1946, dans un accident de voiture. Le New York Times déclare :
Ainsi prenait fin l’existence hors norme de ce boxeur, qui tutoya les sommets, et toucha les abîmes.
NZ