Portraits croisés de Jack Johnson, Harry Wills et Joe Louis, à l’époque de la ségrégation aux Etats-Unis.
I . Jack Johnson ; l’ « impardonnable » couleur du premier champion du siècle
C’est à Reno, petite station minière, poussiéreuse et crapuleuse du Nevada que Jack Johnson est entré dans l’histoire.
Le 4 juillet 1910, jour de la célébration de l’Indépendance américaine, les Etats-Unis ont les yeux braqués sur cette petite bourgade industrieuse et sale de 15 000 habitants, connue dans toute l’Amérique puritaine pour ses maisons de jeu et de vice. C’est la seule cité américaine à avoir accepté que se déroule le combat le plus controversé et le plus attendu de toute l’histoire de la boxe : Jim Jeffries, icône américaine, ancien Champion du Monde poids lourds, remet les gants pour châtier Jack Johnson, un « negro », un « black coon », détenteur du titre depuis sa victoire en Australie contre Tommy Burns, le 31 décembre 1909.
Le dockeur de Gavelston, Texas, ne fait plus rire. L’ancienne « bête de foire », que l’on faisait combattre dans les arrière-salles des bouges de Chicago pour une poignée de dollars lors de battle royal, dans de furieuses mêlées entre six boxeurs aux yeux bandés est en passe de devenir l’homme le plus haï des Etats-Unis.
La morgue et l’arrogance du personnage leur est odieuse : Johnson, ancien miséreux devenu nanti, est décidé à jouir de ce qu’il a gagné de ses poings. Il flambe, pavoise, et bouscule les règles tacites d’une société américaine ségrégée et haineuse. En 1910, on branche encore à tout va dans le Sud américain. Chaque semaine ou presque. Un Noir qui ose lever les yeux est un homme mort. Jack Johnson, en 1910, roule en voiture de sport, fréquente assidûment les maisons closes des métropoles du Continent, et s’affiche publiquement en compagnie d’une demi-mondaine de couleur blanche, suscitant une ire de réprobation incommensurable dans toute l’opinion américaine. A Reno, en sus de son épouse, il a conviée ses deux maîtresses – toutes blanches.
Plus insidieux, mais plus grave encore, le titre de Jack Johnson remet en question le mythe idéologique et culturelle de la supériorité raciale des Blancs. Pour la société blanche, les Noirs des Etats-Unis ne sont encore jamais vraiment sortis des champs de coton : ce sont toujours ces « coons », ces « minstrels » malingres et oisifs. L’image conforte les Blancs dans leur conviction de race supérieure, physiquement dominante. Jack Johnson, son mètre quatre-vingt dix, ses quatre-vingt dix kilos, et des directs dévastateurs, font surgir dans la presse le sentiment d’une horrible menace sur la destinée américaine. L’image des athlètes noirs, monstrueux de puissance, forces de la nature, est en gestation. C’est à Reno que le mythe de la supériorité physique –quasi bestiale – des Noirs a commencé.
Une campagne de presse d’une violence folle a lieu pour forcer Jim Jeffries, retraité depuis 1905, meilleur « espoir de la race blanche », à venir corriger le faraud impudent. La photo d’une jeune fille, tout en nattes et jupette, suppliant Jeffries en une du Chicago Tribune, emporte – notamment – sa décision.
Il reste à résoudre une dernière difficulté : où organiser le combat. La simple idée qu’un Noir puisse se mesurer à un Blanc sur un ring est jugée dégradante. Depuis une quinzaine d’années et la pusillanimité bien sentie du grand John. L. Sullivan, les rings mixtes sont tacitement évités. Pour éviter cette infamie, les gouverneurs et maires de toute la Côte Ouest américaine interdisent cette fois officiellement le combat. Seule Reno est candidate.
Vingt mille hommes se pressent au stade rustique pour voir l’affrontement, vingt mille ouvriers, vachers, vagabonds, employés venus s’encanailler, hommes de toutes extractions chantant à l’unisson et à toute poitrine d’harmonieux et délicats chants de mise à mort contre le « negro ». Johnson est conspué, seul contre tous – bien sûr, puisque les Noirs sont interdits de stade – face à cette déferlante d’insanités racistes.
La consternation douche précocement le bel enthousiasme de la foule . Seul un maigre crochet de Jeffries à la quatrième reprise entretient l’illusion : la vue du sang qui s’échappe de la lèvre de Johnson fait frémir la foule. Mais l’allonge du Texan, et sa vivacité sont deux arguments imparables pour Jeffries. Johnson boxe dans son style caractéristique, à l’économie, la garde très haute, maintenant son adversaire à distance, noyant son adversaire de coups précis dès qu’il ouvre sa garde. Un coup au foie, trois crochets à la mâchoire d’affilée : Jeffries passe à la moulinette, il est mis au supplice. Johnson lui broie l’épaule, le nez, lui ferme les paupières. Il l’exaspère sous ses invectives. Au début de la quinzième reprise, Jeffries recule, s’adosse aux cordes, tente de rejoindre son coin : il ne parvient plus à éviter les enchainements de son adversaire. L’idole américaine s’effondre en reculant. Une chape de silence tombe : c’est la première fois que l’icône de la nation est au sol. Grâce à la complaisance d’un compte bienveillant, il se relève à neuf. La séquence suivante lui est fatale : l’entraîneur de Jeffries jette une serviette au centre du ring en signe d’abandon : tout, plutôt qu’être mis K.O par un Noir.
Le titre de champion du monde de Johnson est désormais incontesté. Il n’aura guère le temps de profiter de sa gloire. Les images du combat sont interdites sur le territoire, de sanglantes émeutes éclatent pour réprimer les Noirs qui célèbrent la victoire dans le pays. Neuf morts confirmés, des centaines de blessés.
Jack Johnson est riche, au faîte de sa gloire. Il est une vedette de Broadway et mène grand train dans l’Amérique des années folles. Il ne tarde pas à choir, contraint d’affronter un autre adversaire : le gouvernement fédéral. Une équipe d’agents fédéraux est sommé de mettre un terme à ses outrecuidances. Un District Attorney trouve la parade : il est accusé d’avoir voyagé dans un train en compagnie d’une prostituée, également sa maîtresse, enfreignant la législation contre la traite des Blanches. Le coup de force est patent, les juges obtempèrent. Il est condamné à la prison.
Johnson choisit la fuite et l’exil. Il vient boxer en Europe, au Mexique, à Cuba. Longue déliquescence d’un homme traqué, il s’agit d’exhibitions loin d’être à la hauteur de son talent. Il perd finalement sa ceinture en 1915, contre Willard, rentre aux Etats-Unis, purge sa peine, tente un retour, court le cachet, vit d’expédients dans une misère relative. Il meurt en 1946, dans un accident de voiture. Le New York Times déclare :
Ainsi prenait fin l’existence hors norme de ce boxeur, qui tutoya les sommets, et toucha les abîmes
II. Harry Wills ; vivre, combattre et mourir à l’ombre de la barrière de couleur
[à venir]
III. Joe Louis ; la ceinture et la bannière étoilée
[à venir]
Etienne Moreau, Les Trois Corps des Noirs.