Boxe et politique aux Etats-Unis de Jack Johnson à Mohamed Ali (1897-1974).
La boxe est plus qu’un simple combat : c’est une époque, un mouvement historique, le croisement entre la petite et la grande histoire. Elle se distingue des autres sports en mettant en jeu l’intégrité physique de ses protagonistes. L’humiliation de la défaite est terrible : le vaincu est marqué dans sa chair et dans son âme. Il a déçu les attentes du groupe, de la classe, de la communauté qu’il représentait gants aux poings. Sur le ring ou en dehors, portée par des boxeurs engagés ou se manifestant à leur insu, la politique n’est jamais loin. Voyage en Amérique sur les traces de Jack Johnson, Harry Wills, Joe Louis et Mohamed Ali.
Épisode 1 : Jack Johnson, croqueur de mythe.
Épisode 2 : Harry Wills, à l’ombre de la barrière de couleur.
Épisode 3 : Joe Louis, au nom de la bannière étoilée.
MOHAMED ALI, LA LIBERTÉ À TOUT PRIX
Champion olympique des mi-lourds à Rome en 1960, Cassius Clay explose sur le devant de la scène en détrônant l’abominable Sonny Liston, par abandon au 6e round, le 25 février 1964, à Miami. La chute de Liston, ancien taulard, drogué notoire, soupçonné d’être lié à la mafia, marque le début du règne de Mohamed Ali sur la catégorie reine. Le nouveau champion du monde des lourds annonce dans la foulée sa conversion à l’Islam et son changement de patronyme. Qu’un boxeur change de blase, passe encore : Sugar Ray Robinson s’appelait Walker Smith, Marvin Hagler ajoutera Marvelous sur sa fiche d’état civil… Cela dit, c’est la première fois que le changement est opéré sous l’effet d’une conversion religieuse.
En boxant sous la bannière des Black Muslims, Ali se met tout le pays à dos. L’Amérique protestante et catholique se sent insultée. Il n’est pas le premier boxeur musulman à monter sur le ring, mais il est le premier boxeur noir musulman, champion du monde des lourds.
Pour Alexis Philonenko, auteur d’une indispensable Histoire de la boxe, le parcours et les engagements d’Ali doivent se comprendre à travers trois idées. La première, c’est que tous les hommes, quelque soit leur couleur de peau, sont libres. La deuxième, que Dieu a tracé à chaque homme le chemin qu’il doit suivre pour faire éclater sa vérité. Et la troisième, qu’il reconduirait en son lieu originel la boxe, en combattant pour le titre mondial en Afrique noire et qu’alors l’odieuse ségrégation américaine s’effondrerait, en partie du moins. On le voit, chez Ali, boxe et politique sont intrinsèquement liées, la boxe étant entendue comme une caisse de résonance pour les causes qu’il défend.
Après Liston pour la revanche, Ali abat également Floyd Patterson, ancien champion du monde des lourds, lui-même détrôné par un Liston au sommet de son art en 1962. Alexis Philonenko explique :
Clay en voulait à Liston, autant qu’à Patterson. Le premier avait donné une triste image de l’homme noir, accusant involontairement les coloured men, justifiant leur servitude, et, quant à Patterson, ce brave garçon, si honnête et si serviable, Clay jugeait qu’il donnait lui aussi une cruelle image du Noir : Patterson sortait de la case de l’oncle Tom. Or Clay, déjà, ne supportait plus de voir des esclaves. Autour de lui, il ne voulait voir, toutes races confondues, que des hommes.
Jack Johnson choquait, certes, mais il se débattait avant tout pour jouir sans entraves. Harry Wills, impuissant, a gâché ses plus belles années à l’ombre de la barrière de couleur et Joe Louis a défendu la bannière étoilée sans trop y croire. Quant à Ali, et c’est le point de rupture avec ses prédécesseurs, il a une conscience aigüe de la portée politique de ses actes.
Nous sommes en 1967 et JFK puis Johnson ont engagé l’Amérique dans le bourbier vietnamien. Des centaines de milliers de jeunes hommes partent lutter contre le communisme. Mais, pour Ali, pas d’union sacrée qui tienne. Et pas question de transiger quand il est appelé sous les drapeaux. Question de principe : il n’a lui, un Noir, aucune raison d’aller tuer des Jaunes qui ne lui ont rien fait, pour le plaisir des Blancs, et de plus il est contre la guerre sous toutes ses formes.
Ali paye le prix de ses convictions. La justice américaine le déclare déchu de son titre. On lui retire sa licence et son passeport. Il est condamné à payer une amende faramineuse et ses avocats lui évitent la prison de justesse.
En 1970, la Cour suprême lui rend ses droits. Ali retrouve de facto voix au chapitre. Après 43 mois de retraite forcée, il reprend son bâton de pèlerin pour accomplir sa mission : rendre aux Noirs, si longtemps méprisés, les honneurs de la boxe en combattant en Afrique.
Plus lent, plus lourd, Ali a perdu la rapidité d’exécution qui faisait de lui un lourd boxant à la vitesse d’un moyen. Malgré le scepticisme général, il entend reconquérir le titre mondial. Il échoue une première fois, battu aux points par Joe Frazier le 8 mars 1971 au Madison Square Garden, après avoir visité le tapis pour la première fois de sa carrière. La seconde opportunité sera la bonne. Ali défie la terreur George Foreman le 30 octobre 1974 à Kinshasa, Zaïre.
Alors que pour 10 millions de dollars – somme remise à Don King pour monter le combat -, Mobutu se paye une page de pub mondiale, Ali vit une consécration aussi bien politique que sportive. La plupart des championnats du monde des lourds se sont tenus depuis très longtemps aux Etats-Unis. Or, Ali rêve d’établir sa supériorité physique et mentale de noir, descendant d’esclaves noirs sur la terre des Noirs.
Je suis en Afrique. L’Afrique c’est chez moi. Au diable l’Amérique et ses valeurs. J’y habite mais les Noirs viennent d’Afrique. Après 400 ans d’esclavage, je rentre chez moi me battre parmi mes frères.
Dès sa conclusion, il transforme le combat en un affrontement idéologique, bien aidé par les maladresses de son rival. L’ancien Congo belge s’est libéré dans le sang, et Ali ne se gêne pas pour mettre Foreman dans le même sac que l’ancien oppresseur : « C’est un Belge ». Ce dernier a beau être noir, il débarque à l’aéroport du Zaïre en tenant en laisse un gros chien policier…comme un Belge. Le fameux « Ali bomaye » n’a pas fini de résonner dans les oreilles du tenant du titre.
Le soir du combat, Ali surprend son monde. Non, il n’a pas l’intention de danser. Garde haute, coudes sur l’estomac et visage bien protégé, littéralement assis sur les cordes, il laisse Foreman s’épuiser en lui tapant dessus. Le champion en titre, formidable puncheur a l’habitude de boucler ses combats de manière expéditive. Mais ce soir, il ne trouve ni rythme ni ouverture. Au sixième, il trébuche et s’affale dans les cordes. Au septième, plus frais, Ali remet la marche avant. Au huitième, c’est l’estocade. Quatre coups pour entrer dans la légende et Foreman qui mord la poussière de Kinshasa.
La victoire d’Ali fait « trembler le monde ». Le nouveau champion du monde des lourds occupe la une de tous les journaux tout comme les commentaires rapportant l’éveil du continent noir.
Et Philonenko, qui a tant aimé Ali, de conclure :
Ainsi s’acheva l’histoire de la boxe. Un homme avait voulu, c’était sa mission, briser ce qu’il pouvait briser dans la citadelle du racisme. On parle souvent de « combat du siècle » (à propos d’Ali–Foreman). Cette expression ne convient pas. Il faut plutôt parler d’un combat historique, qui dépasse, et de très loin, la boxe. La carrière de Mohamed Ali sera revue, à nouveau commentée et toujours on en viendra à cette idée simple et profonde. Un homme s’est battu pour une certaine Idée de la liberté.
Jack Johnson, Harry Wills, Joe Louis, Mohamed Ali. Tous se sont battus. Pour leur communauté, pour leurs droits ou simplement pour exister en tant que boxeurs. Ils ont défendu des causes, parfois à leur insu, dépassés par la portée des évènements. Ils ont parfois osé parler, défier sans craindre pour leur personne ou pour leur carrière. Ils se sont débattus avec les préjugés de leur époque. Ils ont appris que lorsqu’un homme extraordinairement talentueux ou charismatique est élevé au rang de symbole, la politique n’est jamais loin, tapie dans l’ombre du ring.
NZ
Épisodes précédents
– Jack Johnson, croqueur de mythe
– Harry Wills, à l’ombre de la barrière de couleur
– Joe Louis, au nom de la bannière étoilée