Boxe et politique aux Etats-Unis de Jack Johnson à Mohamed Ali (1897-1974).
La boxe est plus qu’un simple combat : c’est une époque, un mouvement historique, le croisement entre la petite et la grande histoire. Elle se distingue des autres sports en mettant en jeu l’intégrité physique de ses protagonistes. L’humiliation de la défaite est terrible : le vaincu est marqué dans sa chair et dans son âme. Il a déçu les attentes du groupe, de la classe, de la communauté qu’il représentait gants aux poings. Sur le ring ou en dehors, portée par des boxeurs engagés ou se manifestant à leur insu, la politique n’est jamais loin. Voyage en Amérique sur les traces de Jack Johnson, Harry Wills, Joe Louis et Mohamed Ali.
Épisode 1 : Jack Johnson, croqueur de mythe.
HARRY WILLS, À L’OMBRE DE LA BARRIERE DE COULEUR
Durablement traumatisés, les « Blancs », qu’ils soient boxeurs, managers ou journalistes vont désormais tout faire pour éviter que l’épisode ne se répète.
Les successeurs de Jack Johnson : Harry Wills, Sam Langford, Joe Jeannette et Sam McVey pour ne citer que les plus talentueux, sont contraints de croiser le fer dans ce qu’on appelle alors le « Negro Boxing », une ligue fermée de fait dans laquelle les boxeurs blancs ne s’aventurent guère.
Les quatre s’affrontent à longueur d’année, plusieurs fois de suite : Langford et Wills croisent dix-huit fois les gants de façon officielle dans leur carrière. Pour durer, ils se ménagent – et déçoivent les spectateurs : les combats sont faits d’évitement, de feintes, de coups précis, entre des combattants qui se déplacent à peine et se tiennent à distance respectueuse. Les journalistes parlent pudiquement de « boxe scientifique » : ils sont pionniers dans l’art de se défendre, d’esquiver, de jouer de leur garde, loin de cette boxe primaire et bestiale du tournant du siècle dernier. Pour le spectacle, ils se contentent de malmener la chair à canon qu’on leur envoie de temps à autres, jeunes boxeurs impétrants renvoyés à leur misère.
Wills, de dix ans plus jeune que Jeannette, sort du lot. Il comprend que le public vient voir des combats entre Noirs comme on allait voir des gladiateurs : pour le goût du sang. Sa vitesse de bras et son allonge, lui permettent les coups les plus dévastateurs en toute sécurité. Il en joue, ne répugne pas à l’exécution sommaire des adversaires qu’on lui propose.
Harry Wills, l’homme qui rentra dans l’histoire comme celui qui s’y arrêta au seuil, la faute à ce combat qui n’eut jamais lieu contre Jack Dempsey, champion du monde poids lourds durant les folles années vingt, et qui lui refusa cette « chance pour le titre » auquel le meilleur boxeur de sa génération aurait eu le droit, s’il n’était né noir et américain. Après les tribulations de Jack Johnson, « l’homme le plus haï des Etats-Unis », la barrière de couleur s’est bel et bien refermée sur tous les boxeurs noirs, inamovible pendant deux décennies. Wrong time, wrong race !
Six années durant, Harry Wills s’escrime à obtenir ce combat, mais ni les centaines de milliers de dollars promis par les promoteurs, ni le parcours du combattant de l’athlète qui, de l’Australie à l’Argentine, défait – plusieurs fois – tous les autres prétendants, ni même l’arrêt prononcé par la Cour Suprême de l’Etat de New York ou la suspension de Jack Dempsey décidée par les plus hautes autorités américaines de la boxe, ne parviennent à faire flancher la détermination de son adversaire. Le racisme et l’aversion des pouvoirs publics à organiser des compétitions « mixtes » [entendre : entre les « races »] bien sûr, mais aussi la peur de perdre du champion en titre, les combines de la presse et des autres boxeurs, enfin l’âge d’Harry Wills, finissent par avoir raison de ce champion sans couronne ni ceinture.
EM & NZ
Épisode précédent
– Jack Johnson, croqueur de mythe
Épisodes suivants
– Joe Louis, au nom de la bannière étoilée
– Mohamed Ali, la liberté à tout prix