Il faut lire Sur cette terre comme au ciel de Davide Enia, en ayant en tête le titre original, en italien, Così in terra.
C’est sur cette terre que l’on prend des coups. C’est sur cette terre que les histoires d’amours qui tournent mal nous mettent en morceaux. C’est sur cette terre que les bombes explosent, que les guerres se déclenchent et nous broient, pauvres pommes, dans la grande compote de l’histoire. C’est sur cette terre que l’on tombe pour se relever, en somme.
Davide Enia écrit sur la Sicile et Palerme. Une terre sensuelle et dangereuse. Il établit un parallèle entre la boxe et les mots. La boxe est le langage de la violence. Indispensable à maîtriser quand on vit dans une ville où les mafieux flinguent à chaque coin de rue. C’est la leçon que le jeune Davidù reçoit de son oncle, un boxeur, comme son père et son grand-père. Autre son de cloche chez sa grand-mère, Provvidenza, qui lui apprend que les mots sont importants car ils construisent le langage et la réalité. Ils expriment la pensée. Ils sont l’antidote de la violence. Le moyen d’économiser quelques mornifles. Davidù joue sur les deux tableaux :
Gerruso, tu te souviens que pour apprendre à écrire tu remplissais des pages de « a » et de « e », et toutes les voyelles ? C’est pareil. La main apprend le mouvement pour dessiner la voyelle, et le corps, par la répétition, apprend les mouvements de frappe et d’esquive.
– Tu veux dire que la main apprend ?
– Le corps a sa propre intelligence. C’est une feuille sur laquelle on écrit.
Così in terra, c’est aussi l’histoire d’une famille, de l’après-guerre aux années 1990. Trois générations de boxeurs dont les récits s’enchâssent de manière admirable. Avec parfois des images qui vous laissent sur le cul. Celle du grand-père, Rosario, un gars mutique qui s’est retrouvé un peu par hasard à servir en Afrique. Analphabète. Sage. A la toute fin de la guerre, une pluie de bombes s’abat sur le camp de prisonniers où il est retenu. Il ne bouge pas d’un poil.
Le plus important, à ce moment-là, c’était de finir mon café, même si ça devait être le dernier geste de ma vie.
Son compère, Randazzo, lui fait remarquer qu’ils auraient peut-être mieux à faire que de siroter leur café, qu’ils n’ont pas le temps. Rosario reste de marbre.
Non, on a encore tout le temps qu’il nous reste.
Ils seront parmi les seuls survivants.
Ce qui est beau, c’est aussi la boxe et la vie qui ne font qu’un. Boxer vous apprend à trouver les mots, les attitudes au bon moment. Boxer vous apprend à devenir un homme, à réconforter un ami qui vient de perdre sa mère.
– Tu sais comment on remporte le combat ?
– Non.
– Un coup de poing après l’autre.
– T’es en train de m’apprendre à me relever ?
– Oui.
On en sait long sur un homme quand on l’a vu combattre. La boxe du père de Davidù était heureuse, pleine de liberté, élégante. Celle de son oncle, brut de décoffrage, nerveuse, puissante, désespérée. Ils ont tous les deux échoué à un cheveu du titre, battus en finale ou par un accident de moto. Le père est mort. L’oncle est dans le coin de son neveu. Sur le ring, on est seul, mais on ne boxe pas que pour soi. Et Davidù moins que quiconque. Son pote, Gennaro, qui manque de se faire lyncher par les supporters rivaux à chaque combat, le lui rappelle :
Ton corps prend les coups de poings réels, mais notre âme prend les coups de poings invisibles.
Aucune idée de ce que donnerait Davide Enia sur un ring. Mais il écrit comme boxerait un champion. Propre. Un stratège avec le sens de la feinte et du tragique. Une certaine fragilité qui ne lui épargnerait pas quelques voyages au tapis. Mais toujours debout pour battre le compte.
Son secret ? Page 335 : « Faut accepter d’être tombé pour se relever ».
Sur cette terre comme au ciel, Davide Enia.
NZ