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Culture Boxe

Qui es-tu Arthur Cravan ?

Par    le 26 août 2019

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Il y a cent ans, Fabian Avenarius Lloyd dit Arthur Cravan disparaissait en mer. Poète, marchand d’art, déserteur, précurseur des dadaïstes et des surréalistes, le neveu d’Oscar Wilde a eu mille vies. Et le temps de boxer un ancien champion du monde sur le ring des arènes La Monumental de Barcelone. Autant de bonnes raisons de partir sur ses traces.

Quand il s’installe à Paris en 1909 pour devenir poète, Fabian Lloyd a déjà vingt pays dans sa mémoire et traîne en son âme les couleurs de cent villes. Il a vingt-deux ans. Né de parents anglais, il a grandi à Lausanne. La liste de ses exploits est longue comme un jour sans pain : marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, chauffeur d’automobile à Berlin, cambrioleur, bûcheron dans les forêts géantes… Tout est vrai ou presque. C’est que le garçon est multiple. Il aspire à être « toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux ! » Aitor Quiney, docteur en histoire de l’art et co-auteur du catalogue de l’exposition Arthur Cravan Maintenant ? à l’affiche du musée Picasso de Barcelone l’année dernière, y voit une double influence : « Rimbaud mais aussi Lautréamont. Ils ont la même obsession de se convertir en animal, d’être un autre, même un insecte ou un caillou ».

Pas étonnant qu’il change d’identité comme de chemise ou de pays. Fabien Lloyd ne tarde pas à devenir Arthur Cravan. Arthur ? Pour Arthur Rimbaud, Lord Arthur Savile -le personnage d’Oscar Wilde-, ou le roi Arthur. Cravan ? Clin d’œil à sa fiancée d’alors, Renée, originaire du village de Cravans dont il s’est amusé à faire sonner les cloches de l’église, ou hommage à la caravane et à son mouvement permanent. Mais, au Bal Bullier et à la Closerie des Lilas qu’il fréquente assidûment, Arthur Cravan se présente avant tout comme le neveu d’Oscar Wilde auquel il est lié par sa tante. « Prenant le contre-pied de sa propre famille, qui voyait en lui la tâche indélébile du scandale, Cravan se choisit Wilde, dont il apprécie la liberté, comme père putatif et artistique. C’est aussi une façon d’exister sur la scène parisienne », explique Aitor Quiney.

« On ne choisit pas la boxe par hasard »

Le personnage se construit également sur les rings. « Au départ, il était très mince, un peu voûté. Il s’est redressé grâce à la boxe », pose Quiney. Cravan parvient à se faire couronner champion de France amateur des mi-lourds. « Il a gagné le titre sans donner un coup de poing, son adversaire ne s’étant pas présenté en raison d’une grippe. C’est du dadaïsme avant l’heure. » Boxe et poésie, Cravan, bien aidé par son double-mètre et ses cent kilos, mène désormais ces deux activités de front. Les sépare-t-il seulement ? « On ne choisit pas la boxe par hasard. Dans ses poèmes, il y a une apologie de la force corporelle, quelque chose de sauvage », avance Philippe Dagen, critique d’art et auteur du livre Arthur Cravan n’est pas mort noyé. Cravan est un poète du corps. En s’autoproclamant « le poète aux cheveux les plus courts du monde », il jette aux orties la figure de l’artiste tuberculeux. « Sans doute le premier poète à monter sur le ring et le premier boxeur à prendre la plume », résume Bertrand Lacarelle, qui a écrit Arthur Cravan, précipité. Frank Nicotra, ancien champion d’Europe des super-moyens et protagoniste du documentaire Cravan vs. Cravan, relativise les qualités pugilistiques du poète : « Il boxait avant tout pour vivre une expérience, pour se montrer et se mettre en scène ».

Se mettre en scène, c’est effectivement ce que Cravan fait de mieux. Il donne des conférences où il boxe, danse, se dénude, invective le public, tire des coups de feu en l’air et menace de se suicider. « Qu’on le sache une bonne fois pour toutes : je ne veux pas me civiliser », répond-il à ses détracteurs. Il sillonne Paris armé d’une brouette pour vendre sa revue Maintenant, dont il est le directeur et l’unique contributeur. Une manière de bien « extérioriser son mépris du genre homme de lettres », écrira André Breton qui tenait l’homme et la revue en haute estime. Cravan y refait le portrait d’André Gide, ressuscite Oscar Wilde et couvre d’injures la quasi-totalité des peintres exposés au salon des Indépendants de 1914, accusés d’oublier qu’ils ont un corps. « Où sont les jambes, la rate et le foie ? » demande Cravan qui considère que « le génie n’est qu’une manifestation extravagante du corps ». Cravan critique l’esprit de sérieux des artistes et réclame avant tout des hommes, car : « la peinture c’est marcher, courir, boire, manger, dormir et faire ses besoins ». Seul son ami Kees van Dongen, qui a pour lui d’organiser des combats de boxe dans son atelier, échappe à sa plume massacreuse. Egratigné au passage, Guillaume Apollinaire lui envoie ses témoins. Cravan s’excuse faussement, ridiculisant encore un peu plus « le rhinocéros au gros ventre ». « Maintenant porte bien son nom : l’impatience, le signal du départ, la vie moderne où tout semble possible », éclaire Bertrand Lacarelle.

Cravan est un homme de son temps : « le bébé d’une époque », écrit-il. « Il était même un peu en avance sur tout, précise Aitor Quiney, notamment par son utilisation de l’insulte et du scandale ». Comme Marinetti, le chef de file des futuristes ? « Ils faisaient le même usage des moyens de communication pour se faire connaître », confirme Quiney. Dans Maintenant, Cravan prétend écrire pour faire enrager ses confrères et tenter de se faire un nom. Les deux hommes ont en commun le goût du mouvement et de la vitesse, le désir d’en finir avec les lourdeurs et les fioritures du passé. « Cravan est un loup solitaire, en marge de toutes les chapelles », pondère Aitor Quiney. Un homme seul qui dans la quatrième édition de Maintenant menace quiconque l’apparenterait à Marinetti ou à Apollinaire de lui tordre les parties. Le neveu d’Oscar Wilde n’en demeure pas moins une personnalité parisienne. Dans Le lotissement du ciel, Blaise Cendrars l’évoque dansant « le tango en chaussettes de soie de couleurs désassorties (…) arborant des chemises noires, le plastron découpé d’ajours laissant voir des tatouages sanglants et des inscriptions obscènes à même la peau ».

La Première Guerre mondiale le jette à nouveau sur les routes. Quand Marinetti fait l’éloge de la violence et de la guerre comme hygiène de l’homme, Cravan déclare : « On ne me fait pas marcher, moi ! Je ne marche pas pour leur art moderne. Je ne marche pas pour la Grande Guerre ! » Mobilisable en raison de sa citoyenneté britannique, il fait de la fuite aux frontières son sport favori. Il traverse l’Europe à feu et à sang pour disputer un combat de boxe à Athènes en se faisant passer pour un champion canadien. Puis il rentre à Paris, se refait grâce à la vente d’un faux Picasso et d’un vrai Matisse, avant de gagner l’Espagne, zone neutre.

Cravan golpeador

Le 23 avril 1916, le poète boxeur – celui qui se proposait de « bourrer (s)es gants de boxe de boucles de femmes » – défie l’Américain Jack Johnson, ancien champion du monde des lourds, sur le ring des arènes La Monumental de Barcelone. Fils d’esclave, amoureux des costards impeccables et des voitures de sport, Johnson est un homme en exil. L’establishment ne lui pardonne pas d’avoir démoli à coups de poings le mythe de la supériorité physique de l’homme blanc. Sans compter ses multiples provocations et son goût des femmes blanches. Comme dirait Cravan, sa gloire est un scandale. « Johnson s’est toujours battu contre les règles qu’on a voulu lui imposer, de la part des blancs comme des noirs. C’était un homme libre. En ce sens, c’est le frère de Cravan », explique Aitor Quiney. « Au fond, ce sont deux exclus qui se rencontrent et s’en mettent plein les poches. Johnson va pouvoir continuer à vivre en exil, et Cravan payer sa traversée de l’Atlantique, c’est-à-dire mettre autant de distance que possible entre lui et la guerre », ajoute Philippe Dagen.

Les deux hommes se livrent à une campagne de publicité particulièrement tapageuse. Les journalistes et photographes locaux couvrent leurs entraînements et rapportent leurs rodomontades à longueur de colonnes. Mais le jour du combat, la montagne accouche d’une souris. Dès les premiers échanges, il est évident que Cravan, recroquevillé derrière sa garde haute, n’est pas de taille. Hilare, Johnson s’amuse, l’apostrophe et le couvre de moqueries. Il fait durer le calvaire jusqu’au sixième round pour cause de droits cinématographiques. Avant de clore les débats d’un direct du droit suivi d’un crochet du gauche qui envoie Cravan au tapis. Reste la dimension artistique. Pour Aitor Quiney : « C’est peut-être l’une des premières performances de l’histoire de l’art ». « C’est un trésor poétique. Il y a tout ce que Cravan exigeait d’un poète : l’argent, le mensonge, la force », insiste Bertrand Lacarelle. André Breton y verra un moment du surréalisme. Avec sa bourse, Arthur Cravan achète un billet pour New York. Sur le pont du paquebot, il avoue à Léon Trotski, lui aussi du voyage, qu’il préfère démolir la mâchoire des Yankees plutôt que de se faire casser les côtes par un Allemand.

Ready-made à taille humaine

Arthur Cravan fréquente le cercle bohème de Greenwich Village. Il dort où il peut, parfois dehors, dans ce qu’il appelle sa « villa » à l’entrée d’une station de métro, ou dans Central Park. « Les écureuils sont devenus mes amis, ils couchent dans mes poches », déclare-t-il à Picabia qui le loge aussi à l’occasion. Marcel Duchamp, qui voit en lui une sorte de ready-made à taille humaine, le remet sur le devant de la scène à l’occasion du salon des Indépendants du Nouveau Monde de 1917. Non content d’envoyer son urinoir, il propose à Cravan de prendre la parole le jour de l’inauguration. Passablement ivre, le conférencier entreprend de se dénuder devant un parterre de riches bourgeoises. Scandale dans la salle. Cravan joue des poings. La police intervient. « On a parlé de provocation. Certes, mais il s’agit d’une provocation contre le système médiatique en train de se mettre en place. Cravan en a pris la mesure et il le traite par la dérision. Duchamp et lui ont été scandalisés par le développement du marché de la peinture, d’une forme de vulgarisation de l’activité artistique, alors qu’ils en avaient une conception beaucoup plus élevée », explique Philippe Dagen.

Quelques mois plus tard, Arthur Cravan chausse à nouveau ses semelles de vent. Déguisé en soldat pour éviter la menace de la conscription il traverse les États-Unis, le Canada, pousse jusqu’à Terre-Neuve, se fait enrôler sur un bateau de pêche à la morue avant d’atterrir au Mexique. « Cette façon de courir l’aventure ‘into the wilde’ annonce les poètes de la Beat Generation », sourit Bertrand Lacarelle.

À Mexico, Cravan subsiste en donnant des leçons de boxe. Il monte un éphémère commerce d’import-export de caleçons et chaussettes. C’est un homme seul, isolé. Alors il écrit. À Renée, sa première femme, qu’il a laissée en Europe. À Sophie Treadwell, une journaliste américaine qu’il a brièvement aimée à New York. À Mina Loy, poète et « archétype de la femme moderne », sans doute son dernier grand amour, rencontrée elle aussi à New York. Il télégraphie à Jack Johnson pour refaire le coup de Barcelone. Au lieu de quoi, Cravan est mis KO en deux rounds par un certain Jim Smith pour le titre de champion du Mexique.

Mina Loy est la seule à entendre ses appels désespérés. « C’est un homme qui a passé sa vie à prendre ses distances avec sa famille, le monde de l’art, la guerre. Il crée enfin un lien d’amour avec quelqu’un », souligne Aitor Quiney. Ils se marient à Mexico, reprennent la route, vivent d’expédients, donnent des représentations théâtrales dans les villages qu’ils traversent. Mina est enceinte. Ils décident de se séparer momentanément. À Veracruz, elle embarque dans un bateau en partance pour Buenos Aires. Il doit la rejoindre par ses propres moyens.

Blaise Cendrars prétend que Cravan est mort assassiné dans un dancing de Mexico. Les surréalistes rapportent qu’il a disparu en mer à bord d’une très frêle embarcation. Le peintre Eduardo Arroyo soutient qu’il n’est pas mort noyé. Destins d’un corps sans tombe. Mina Loy l’a cherché aux quatre coins du monde. En vain. À la question d’un journaliste : « Le moment le plus heureux de votre vie ? Le plus malheureux ? », elle avait répondu : « Chaque moment passé avec Arthur Cravan. Le reste du temps. »

Le 29 novembre 1913, Cravan avait tenu une conférence au Cercle de la Biche à Paris. Il avait réclamé le silence à coups de cravache bien que celui-ci soit total, asséné son mépris de l’artiste et déploré que le choléra n’ait pas emporté à trente ans les grands poètes, car « mourir jeune leur eût épargné une vie mesquine ». Arthur Cravan a disparu en novembre 1918. Il avait trente-et-un an.

 NZ

Article initialement publié dans le numéro uno de BarcelonaNou

Qui es-tu Arthur Cravan ?

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