Il y a quelques semaines, Philippe Labro a rendu un bel hommage à Mohamed Ali dans Le Figaro. En voici la retranscription.
Mohamed Ali a eu 70 ans la semaine dernière (…). Ali. Grâce à un excellent « papier » d’un confrère, Bertrand-Régis Louvet (le 17 janvier dernier dans Le Parisien) à propos des 70 ans de Mohamed Ali, a resurgi dans ma mémoire la vie extraordinaire de ce boxeur, né Cassius Clay, dans le Kentucky. Aujourd’hui, celui qui fut le « Roi », le plus grand, l’inégalable pugiliste, devenu icône et idole, souffre d’un grave Parkinson et n’apparaît pratiquement plus en public. L’ancien champion du monde des poids lourds a perdu tout ce qui faisait son exception : la vitesse d’élocution, la vivacité du discours, la souplesse du corps. Il était unique, Ali, dans ses 20 et 30 ans : il « flottait comme un papillon et piquait comme une guêpe », selon sa propre formule, déconcertant ses adversaires, dansant sur le ring comme personne ne l’avait fait avant lui, car il possédait, malgré son mètre quatre-vingt-seize et ses quatre-vingt-dix-huit à cent dix kilos (selon les moments), une légèreté de déplacement, une fluidité de mouvements qui faisaient plus penser à Fred Astaire ou Gene Kelly qu’à n’importe quel autre poids lourd.
Jean-philippe Lustyk, l’un des meilleurs spécialistes de boxe de la presse sportive (Canal +, puis TF1, et, aujourd’hui, Ma Chaîne Sport) attribue ces qualités au mariage du don pur et de l’entraînement intensif :
Comme il était très fier, il voulait dissimuler qu’il s’entraînait avec acharnement. Son apparente facilité, due à quelque chose d’inné qui ne s’explique pas, cachait un travail constant. On n’a jamais vu et l’on ne reverra jamais un poids lourd allier autant de puissance à autant de virtuosité et d’élégance. La coordination entre jambes et mains, la vitesse de déplacement, une manière de se mouvoir sur la pointe des pieds. Il y avait autre chose, tout aussi importante : l’ascendant psychologique qu’il exerça sur les autres boxeurs pendant toute sa carrière. Une confiance inébranlable dans ses moyens, un aplomb, et une véritable et diabolique stratégie de déstabilisation, facilitée par une élocution bluffante.
Le romancier Norman Mailer, auteur du Combat du siècle (Folio), a raconté l’historique championnat du monde à Kinshasa, au Zaïre, en 1974, au cours duquel, renversant tous les pronostics, Ali reconquit le titre en battant le tenant, George Foreman, au 8e round par KO, dans une nuit humide devant 68 000 spectateurs en délire. Mailer rapporte qu’Ali était capable de débiter 300 mots à la minute.
Il improvisait de façon sidérante, me rappelle Lustyk. Inculte, autodidacte, il était susceptible de sortir des formules, des petits poèmes improvisés, c’était un génie de la communication. Brillant. Drôle. Ironique et parfois blessant. Il pouvait humilier le type en face de lui et, ainsi, modifier son aptitude à vaincre.
Je me souviens très bien de la séance de pesée avant sa confrontation avec Joe Frazier, au Madison Square Garden, qu’il perdit, le soir du 8 mars 1971. J’avais fait l’aller-retour Paris-new York uniquement pour ce match, tellement Ali, son passé de refus de servir au Vietnam, sa stature politique, son verbe et sa personne m’avaient intrigué. Il plaisait à la presse, mais pas aux Blancs. Mais il dérangeait aussi les Noirs qui ne se reconnaissaient guère en lui, car il ne venait pas du ghetto. Il avait 29 ans. Il dégageait une sorte de lumière, un magnétisme. J’avais pu l’approcher à la fin d’un éblouissant numéro devant des journalistes, et j’avais effleuré son coude de ma main. Une secousse électrique m’avait parcouru. Il avait sursauté : – On ne me touche pas ! » Joe Frazier le battit, ce soir-là, à ma grande déception. Il devait prendre sa revanche à Manille, en octobre 1975, dans un combat terrible, le célèbre « thrilla » (contraction de « thriller »), que les deux hommes terminèrent en sang, en lambeaux. « J’ai vu la mort de près » , avoua Ali. La rencontre avait été si féroce qu’Ali, pour une fois, ne put ou ne voulut exercer sa redoutable verve – celle qui avait « psyché » Foreman au Zaïre quand, juste avant le premier round, Ali lui avait dit, les yeux dans les yeux, pendant que l’arbitre énonçait les traditionnelles recommandations : « Apprête-toi à me rencontrer, moi, ton maître. » Une telle arrogance – et, plus tard, une reconversion en homme de paix, en missionnaire humanitaire à travers le monde, militant contre la faim, vénéré par toute l’Afrique, puis par son propre pays. Une légende vivante.