Bibliothécaire à l’université de Caen-Normandie, chroniqueur culturel pour différents magazines sportifs, joueur de l’équipe de France de football des écrivains, Julien Legalle est un passionné de sport et de littérature. Il a notamment cofondé l’association Ecrire le sport et publié récemment un bouquin sobrement intitulé « Des écrivains et du sport« . Au programme : quatorze grands noms de la littérature mondiale qui ont payé leur dû aux dieux du sport. Par ordre d’apparition dans cette interview : Cravan, Beckett, Sepulveda, Colette, Crew, Kerouac, Conan Doyle, Hemingway et Nabokov. Sans oublier quelques invités surprise : Frédéric Roux, Guy Debord, André Breton, Annie Perreault et Antoine Blondin.
- Dans un numéro de sa revue, Arthur Cravan déclare qu’il préfère de beaucoup la boxe à la littérature. Dans son dernier livre, celui des Mille et une reprises, Frédéric Roux fait remarquer que la littérature aime bien plus Cravan que la boxe ne l’a jamais aimé. Pourquoi à ton avis ?
Frédéric Roux a raison. Cela s’explique en partie par son influence. Il a clairement eu plus d’impact sur le monde artistique d’avant-garde que sur la boxe ! Même si Cravan était très critique avec les écrivains et artistes de son époque, qu’il se fait une mauvaise réputation par ses attaques, ses insultes contre l’esprit moderne, sa nouvelle approche artistique, qui alterne le lyrisme avec le sarcasme grossier, va séduire et influencer les avant-gardes de son époque. André Breton lui consacre un chapitre dans son Anthologie de l’humour noir et considère la revue Maintenant d’une « grande importance historique ». Plus tard, Guy Debord, qui le fait apparaitre dans son dernier film Son art et son temps, écrira dans son livre Panégyrique : « Les gens que j’estimais plus que personne étaient Arthur Cravan et Lautréamont. ». Je pense que le monde de la boxe a clairement des doutes sur son niveau, et que son combat contre Johnson est davantage perçu comme un happening artistique que du sport. Ce combat va lui donner du crédit dans le monde de l’art, un peu d’argent en donnant des cours, mais pas l’admiration du monde de la boxe.
- Apparemment, Beckett s’inquiétait que l’homme se tasse. Il pensait au déclin et à la débilité qui nous guette tous. Ce contraste entre le métier « assis » de l’écrivain et la vitalité physique des sportifs n’est-ce pas la principale raison de la fascination des écrivains pour le sport, et la boxe en particulier ?
Oui de nombreux écrivains et écrivaines indiquent que l’activité sportive éclaircie la pensée, la perception et les sensations. Récemment j’ai eu la chance d’interroger la romancière Annie Perreault. Elle m’indiquait que la course à pied avait un réel impact sur son écriture en l’orientant vers un aspect plus géographique. Lorsque l’on court, on voit le paysage différemment. Et puis le sport permet de se défouler lorsque l’on rencontre un obstacle. En se mettant en mouvement, l’écrivain va chercher de la vitalité et de l’énergie pour libérer sa pratique d’écriture. J’ai également vécu cette expérience pendant l’écriture du livre. En revanche, je n’ai pas testé la boxe car je n’aime pas prendre des coups et je n’oserai pas en donner ! La fascination pour la boxe vient plutôt de l’idée d’un duel où l’on risque sa vie. Je pense que cette prise de risque plaît aux écrivain.e.s. Et puis il y a tout l’imaginaire de l’entourage et du contexte de la boxe très riche dramatiquement.
- Quand il visite le camp de Bergen-Belsen, Luis Sepulveda découvre une phrase à côté des fours crématoires : « J’étais ici et personne ne racontera mon histoire ». Il décide de la raconter. Dans une moindre mesure, penses-tu qu’il y a une responsabilité de l’écrivain à immortaliser les exploits des sportifs ? Je dis souvent que les boxeurs font leur part. Ils donnent et reçoivent les coups. Puis c’est aux écrivains de jouer…
Oui surtout avec l’évolution de la presse sportive. Avant, tu devais suivre une étape du Tour de France ou un grand combat de boxe dans le journal du lendemain ou à la radio en fonction de l’époque. L’auditeur ou le lecteur devait s’imaginer l’exploit. Aujourd’hui, tout le monde peut voir les images de n’importe quel sport dans n’importe quel pays. L’écrivain doit être capable de proposer une autre approche. D’ailleurs, les meilleurs romans de sport évoquent davantage les à-côtés du stade ou du ring. En revanche, Blondin, qui a pourtant été le journaliste et écrivain du Tour de France pendant 27 éditions, n’aborde quasiment jamais le sport dans son œuvre fictionnelle. Pour lui, le héros sportif amène le livre du côté d’un sous genre spécialisé. Dans son article « Fort heureusement, Robinson n’a pas de frère boxeur », il soutient que le roman sur le sport n’a pas de sens « parce que le sport lui-même est déjà un roman avec son dialogue qui est la confrontation, ses péripéties qui sont la compétition, son dénouement qui est le résultat : étroites limites offertes à l’imagination d’un auteur […] le sport peut fournir des caractères ou des situations, pas une intrigue. » Il applique ce raisonnement uniquement à sa nouvelle « Nous rentrerons à pied » parue dans le recueil Quat’Saisons, prix Goncourt de la nouvelle en 1976, où Guy Boniface apparaît sous les traits du joueur international Maxime Aigueparse.
- Des actrices de music-hall qui combattent des boxeurs professionnels ?! Peux-tu me parler de ces drôles de spectacles danse-boxe auxquels a participé Colette ?
Colette va parfaire sa préparation physique en se mettant à la boxe mais elle ne participera pas à ces combats. Avant le début de la Première Guerre mondiale, on observe un intérêt grandissant des femmes pour la boxe grâce au music-hall comme l’indique Patricia Tilburg dans son livre Colette’s Republic. « En ce début de siècle, lutte, boxe, haltérophilie font partie intégrante de l’univers du music-hall. Désormais on ne vient plus seulement assister à un tour de chant, mais voir des numéros où, pour citer André Rauch, « le corps et les traits de l’actrice libèrent chez le spectateur des tensions contenues » ». Des artistes féminines de music-hall combattent des boxeurs professionnels et font sensation. Bien qu’il s’agisse là de mettre l’accent sur la sensualité du numéro, les boxeuses doivent suivre un entraînement rigoureux. Le succès de ces combats a donné envie à de nombreuses parisiennes de s’inscrire à la boxe. Colette, en tant qu’adepte de la culture physique, en fait partie dès 1911. C’est Christiane Mendelys, la femme de Georges Wague, son professeur de pantomime, qui l’encourage à se rendre dans cette salle de sport rue de Saint Pétersbourg dont le directeur est le grand sportif Emile Maitrot. Les deux femmes l’ont choisi car elle accueille de nombreuses actrices de Music-hall. L’écrivaine semble faire preuve d’une certaine aptitude à la boxe. Dans le Fantasio du 15 février 1912, le journaliste Henry Dispan confirme : « Colette raffole éperdument du sport nouveau et montra dès l’abord les plus heureuses dispositions. C’est à présent un boxeur redoutable, qui possède « le punch » le plus vicieux qu’il est possible de souhaiter ». Quelques mois plus tôt, c’est la journaliste Rose-Nicole, de la revue La Culture physique qui suit Colette chez elle pendant un entraînement. Elle décrit une séance intensive sous la houlette du coach Maitrot et vante la plastique avantageuse de la jeune élève. Colette apprécie son coach au point d’imaginer lui proposer une collaboration artistique, un numéro de « danse acrobaties » aux Etats-Unis mais elle n’a pas osé lui demander. Il faut noter qu’en cette année 1912, Colette tombe enceinte et doit renoncer au music-hall. Elle s’est également intéressée à la boxe en tant que journaliste. Le 22 mai 1912, elle couvre pour Le Matin, le combat de Georges Carpentier contre l’américain Willie Lewis au cirque de Paris, avec l’objectif de faire un reportage, d’être spectatrice d’un événement moderne de la vie parisienne. Comme quelques mois plus tard pour le Tour de France, elle se fond dans la foule, et trop myope pour bien voir l’événement lui-même, détourne son regard plus volontiers vers le spectacle des tribunes, dont elle s’amuse à voir les réactions et les émotions face au combat.
- Tu fais le portrait d’Harry Crew, auteur de Roi du KO, un livre étrange où un ancien boxeur se met KO lui-même pour divertir une bande de freaks millionnaires de la Nouvelle-Orléans. Ce qui me fait me poser la question suivante : boxeur ou écrivains, peut-on avoir de pire ennemi que soi-même ?
Ah ah. Harry Crews est la belle découverte dans cette aventure. J’invite tout le monde à le lire. Pour revenir à ta question, je dirai oui, et je ne pense pas que cela soit réservé uniquement à ces deux catégories. En effet, on est souvent son pire ennemi. On se retient de se lancer dans une aventure de peur de découvrir que nous en sommes incapables ou d’avoir peur du regard des autres, par exemple de la critique ou des experts d’un domaine. C’est un gros travail sur soi pour dépasser ce blocage.
- Dans ton portrait de Jack Kerouac, on apprend qu’il aurait souffert de problèmes neurologiques à cause de la multiplication des chocs reçus en jouant au football américain. Penses-tu qu’en règle générale les carrières sportives (surtout dans les sports de percussion) des écrivains sont limitées par le fait qu’ils ont trop à perdre, qu’ils mettent en jeu leur instrument de travail (leur cerveau) ?
En plus du football américain, il faut aussi ajouter quelques chutes lors de ses beuveries. Mais je ne pense pas. Si Kerouac arrête le football c’est surtout à cause de sa fracture du tibia et la prise en charge trop tardive par les médecins de l’équipe de l’université. Il perd confiance en son coach. Et puis, il avait choisi une équipe dont le jeu ne lui correspondait pas assez. Tous ces éléments l’ont dégouté du football. Ensuite, son hygiène de vie ne sera plus compatible avec une pratique sportive compétitive. C’est aussi le cas pour Beckett et le rugby. À l’université, les soirées et l’alcool nuisent à ses performances sur le terrain. Pour beaucoup, c’est à la fois l’hygiène de vie et des agendas chargés qui les empêcheront de poursuivre. Il faut quand même dire que Pasolini a joué au football jusque dans ses derniers jours, que Cravan va boxer jusqu’à sa disparition.
- Arthur Conan Doyle pratiquait la boxe. Plusieurs boxeurs ont vanté le réalisme des scènes de combat dans Rodney Stone. À ton avis, un écrivain doit-il être monté sur le ring pour bien l’écrire ?
Si un auteur se lance dans un sujet sportif, il est indispensable de bien connaitre l’activité en la pratiquant pour mieux transmettre les émotions, le ressentis du corps, les règles, son histoire. Encore plus dans la boxe, avec cette sensation du coup reçu qui doit être terrible. Les passionnés ont cette exigence-là, comme on peut l’avoir au cinéma avec les scènes sportives.
- Hemingway se vantait d’être un bon boxeur. Pourtant, on peut difficilement imaginer un amateur plus agaçant. Il s’énerve quand il prend des coups, il est trop agressif en sparring, il boxe ivre, il se sert de ce qu’il a appris sur le ring pour rosser plus faible que lui, il ment sur l’issue de ses assauts ou invente des combats fictifs pour se faire mousser… Qu’as-tu à dire pour sa défense ?
Rien, tu as parfaitement cerné le personnage !
- On dit souvent qu’on ne joue pas à la boxe. Visiblement, Nabokov n’est pas d’accord, car il considère que le jeu est indissociable de la violence. Tu nous expliques ?
Pour Nabokov, dès qu’il y a jeu, nous nous engageons dans une sublimation ou une imitation de la violence. Le jeu est une continuation de la guerre par d’autres moyens : « Ce n’est pas pour rien que Nelson a dit que la bataille de Trafalgar a été gagnée sur les terrains de football et de tennis d’Eton. » écrit-il dans Play (Breitensträter – Paolino). Il rejette l’idée que le jeu serait inoffensif. Il implique toujours la compétition et le conflit. Il montre que la violence n’est pas seulement une malheureuse corruption occasionnelle du jeu, mais son essence même. C’est sans doute pour cela qu’il a pris la décision de proposer « ce manifeste du jeu » dans le contexte d’un reportage sur un combat de boxe. Le titre Play Breitensträter – Paolino fait référence au récent match de boxe auquel il a assisté au Palais des sports de Berlin, entre Paolino Uzcudun, champion d’Europe poids lourd de 1926 à 1929, et Hans Breitensträter, champion d’Allemagne de 1920 à 1924, puis de 1925 et 1926. Nabokov raconte, l’ambiance et les grands moments qui ont marqué l’événement.
Propos recueillis par NZ
Des écrivains et du sport, éditions du Volcan.