Après Scènes de boxe et Deux Cents Noirs nus dans la cave, Elie Robert-Nicoud est de retour entre les cordes. Face à lui, The Manassa Mauler, le terrible Jack Dempsey, le bourreau de notre Georges Carpentier national. Saura-t-il cadrer le bonhomme ?
Sacré programme : il faut dire que Dempsey bouge plus dans la vie que sur le ring, où il a échoué par deux fois à suivre le rythme effréné de Gene Tunney et son jeu de jambes diabolique.
La citation en exergue annonce la couleur : « Violence is as American as cherry pie ». Or Jack Dempsey, c’est l’Amérique. C’est d’ailleurs tout l’intérêt du bouquin qui, à travers les aventures du boxeur, nous raconte le pays de toutes les démesures.
Jack a fait un premier mariage avec Maxine, une putain dix-sept ans plus âgée que lui. On le soupçonne d’avoir été son maquereau. On sait qu’il a été videur de bar à Salt Lake City et qu’il a traversé l’Amérique en s’accrochant sous les trains, comme n’importe quel hobo. Sauf que tous les hobos ne sont pas n’importe qui : Jack London l’a été, Jim Tully aussi. Pas étonnant qu’il ait dédié son Boxeur à « Jack Dempsey, un autre gamin de la route. »
Jack a aussi donné dans les combats de saloon. On l’imagine franchissant la porte d’un établissement de perdition et criant : « Je ne sais pas danser, je ne sais pas chanter, mais je peux casser la gueule à n’importe quel fils de pute dans ce bar. »
Né au Colorado, Jack est un homme de l’Ouest, un produit de la frontière, cette zone de non-droit qui accueille tous ceux qui n’ont plus rien à perdre, les sans-nom, les réprouvés, les déçus et les violents. D’après Elie Robert-Nicoud, au tournant du XXe siècle, les boxeurs prennent la place des grandes figures de l’Ouest et de leur six-coups. Le ring remplace OK Corral. Ça tombe bien, c’est l’époque où Jack enfile ses premiers gants.
Les débuts sont chiches. Il boxe pour une poignée de dollars, s’accroche sous les trains pour aller disputer un match, retourne à la mine quand il ne boxe pas. Un certain Jack Kearns, qu’il aurait rencontré lors d’une bagarre générale dans un bar, lui propose de devenir son manager. Il raffine sa boxe, un peu mais pas trop.
Dempsey se fraie un chemin jusqu’au titre des lourds. En 1919, il abat le tenant du titre, Jess Willard. Certains ont pu penser qu’il avait plâtré ses bandes à cause de la violence des coups. Mais Jack en a déjà marre. Il veut s’amuser, il veut du luxe. Il s’installe à Hollywood, multiplie les conquêtes féminines et les contrats avec les studios. À ce moment-là, Dempsey devient le sportif le plus riche de l’histoire. Il bat Carpentier, perd deux fois contre Tunney, tire sa révérence, se fait refaire le nez, ouvre un resto à New York, participe à l’effort de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale… On pourrait continuer comme ça à aligner les mots jusqu’à l’épuisement.
Un jour, Jack Dempsey a été attaqué dans la rue par deux petits voyous. Il les a mis KO tous les deux. Il avait plus de quatre-vingts ans. Quand la police lui a demandé ce qu’il voulait faire, s’il voulait porter plainte, Jack a répondu : « Non, ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire. » Jack avait raison.
C’est ce qui fait les légendes. On ne saura jamais à qui on avait affaire.
Élie Robert-Nicoud, Portrait de l’Amérique en boxeur amoureux, Editions Stock