24 février 1946, Arènes La Monumental de Barcelone. Il ne faut que quatre petits rounds à Marcel Cerdan pour envoyer le local José Ferrer au tapis et remporter la victoire. Ce sera son seul et unique combat disputé en Espagne. Cela dit, les Cerdan et la péninsule ibérique, c’est une longue histoire. Olé !
On ne le sait que trop peu, mais Marcel Cerdan est un homme aux identités multiples. Il est né à Sidi Bel-Abbes en Algérie de parents espagnols, il a grandi à Casablanca au Maroc avant de conquérir la France, l’Europe et le monde. Et de trouver la mort alors qu’il s’était envolé vers la gloire et la revanche tant attendue contre Jack LaMotta.
« Le nom de famille de Cerdan évoque la Cerdagne, à cheval sur la frontière entre la France et l’Espagne », explique René Cerdan, fils de Marcel, qui a longtemps tenu l’estaminet El Bistro Marcel Cerdan à Alicante, la région d’origine de ses aïeuls, avant de revenir couler une retraite paisible dans le giron familial à Playa de Aro sur la Costa Brava. « Le grand-père d’Antonio (le père de Marcel, NDLR), né sur le versant espagnol avait, dans un premier temps, franchi les Pyrénées pour tenter sa chance du côté français et s’établir dans la vallée du Têt. Puis, à la fin des années 1850, il avait décidé d’émigrer en Algérie », détaille Jean-Claude Loiseau dans l’ouvrage de référence, Marcel Cerdan. C’était le temps des colonies de peuplement et les ouvriers agricoles espagnols, attirés par la promesse d’une vie meilleure, affluaient en masse. « C’est en Algérie que mon père a reçu la nationalité française, comme tous les enfants d’immigrés qui ne la refusaient pas explicitement », précise René Cerdan.
En 1921, Antoine Cerdan, le paternel du futur champion, met le cap sur Casablanca avec femme et enfants. Marcel a deux ans. On l’appelle Marcellino et, dans la famille, c’est espagnol LV1. « Espagnol à la maison et français dehors, car, à l’époque, le Maroc était un protectorat français », confirme René. Des années plus tard, le boxeur se servira de la langue de Cervantès pour évoquer « la que tú conoces » devant Jo Rizzo, son chauffeur et ami, hispanophone comme de juste, sans que son entraîneur, Lucien Roupp, ne s’en inquiète. Tomate cerise sur la tortilla, l’Espagne occupe également une place de choix dans l’assiette du champion, dont le plat préféré n’est autre que las migas de Aspe, une spécialité d’Alicante que lui préparait sa grand-mère.
Le reste de l’histoire est connu. Les premiers combats dans l’arrière-salle de la boucherie familiale. La passion du ballon rond couronnée par une poignée de matchs disputés avec l’équipe nationale du Maroc. Les KO qui s’enchaînent et lui vaudront le surnom de « Bombardier Marocain ». La conquête de Paris. Champion de France en 1938, champion d’Europe en 1939, champion du monde en 1948. Marinette et les enfants. Piaf et ce foutu Constellation.
Entre-temps, Marcel Cerdan a croisé deux fois la route du fantasque boxeur catalan José Ferrer. La première, c’était le 30 septembre 1942 au Vél d’Hiv de Paris, titre de champion d’Europe des Welters en jeu. L’équipe du boxeur français avait longtemps hésité avant de relever le gant. En pleine Occupation, se rendre dans la Ville Lumière, c’était courir le risque d’être fait prisonnier. « Ce fut Marcel Cerdan qui finalement décida d’y aller », rapporte Alexis Philonenko dans sa gigantesque Histoire de la Boxe non sans avoir présenté, quelques lignes plus tôt, ce combat qui débordait des cordes du ring : « à ma droite, si l’on ose dire, l’Espagnol Ferrer, enfant d’une nation qui n’avait pas caché ses sympathies pour l’Allemagne nazie – à ma gauche, si l’on ose encore dire, Marcel Cerdan, le fils d’une nation réduite en servitude, et qui n’en finissait pas de payer sa défaite ». Les spectateurs, eux aussi, ont saisi la portée de l’évènement. Quand Cerdan enjambe les cordes du ring, sans chanter à voix haute, mais en murmurant, ils entonnent la Marseillaise. Puis, c’est au tour de Ferrer de faire son entrée. Les soigneurs de l’Espagnol portent l’uniforme des jeunesses franquistes et le boxeur se fend d’un énergique salut fasciste devant les officiels allemands. « Avant le combat, Cerdan avait demandé à Ferrer de changer de short car il était gêné de voir l’aigle franquiste sur le drapeau espagnol. Ferrer lui avait répondu d’aller se faire cuire un œuf. Grave erreur ! », expose Rafa Martin, un passionné de Cerdan qui dirige le club de boxe KO Verdún à Barcelone. La foule, quant à elle, enrage en silence avant d’exulter lorsque Cerdan envoie l’impudent une, deux, trois, quatre, cinq fois au tapis, contraignant le coin espagnol à jeter l’éponge. Le massacre n’aura duré que quatre-vingt-trois petites secondes. « Ce combat est, de tous les combats de Marcel Cerdan, son plus grand. Il avait fait autre chose que d’échanger des coups ; il s’était battu, depuis sa fierté et son humilité, pour l’honneur », pose Philonenko. Après quoi, Marcel Cerdan file sans demander son reste. Un retour précipité en Afrique du Nord qui lui vaut de renoncer à sa bourse.
Quatre ans plus tard, les deux hommes se retrouvent à Barcelone pour la revanche. Les Arènes La Monumental sont pleines à craquer. Ce qui n’empêche pas le « Bombardier Marocain » d’expédier l’affaire : quatre rounds et puis s’en va. Cette fois, pas de titre en jeu ni de charge symbolique. Cerdan a accepté de reboxer Ferrer contre la promesse d’une coquette somme. Sauf que, là encore, « Cerdan n’a en fait jamais touché sa bourse. La loi espagnole lui interdisant de sortir l’argent d’Espagne, il acheta des lingots d’or qu’il confia au Consulat de France. Il n’en parla plus à personne. C’est sa femme, Marinette, qui devait récupérer les lingots…vingt ans plus tard ! », écrit Jean-Claude Loiseau.
Soixante-treize ans plus tard, les Cerdan n’ont pas coupé les ponts avec la région. « Deux des trois enfants de Marcel, René et Paul, se sont établis en Espagne, et seul Marcel Jr a fait sa vie à Paris », explique Pol Cerdan, le petit-fils, qui a repris le Restaurant Marcel Cerdan à Playa de Aro. Au menu : tapas généreuses et reliques du bon vieux temps. Une affaire familiale qui était précédemment gérée par son père, Paul. « Il avait trouvé le local de ses rêves mais le propriétaire ne voulait pas le lui vendre. C’était avant de s’apercevoir qu’il traitait avec le fils de Marcel Cerdan. Il a changé d’avis car il admirait beaucoup mon grand-père », se souvient Pol qui a vécu toute sa vie en Espagne.
Le nom de Cerdan fait encore recette en Catalogne. Quand le fils de Rafa Martin, Sandor, est devenu champion d’Europe des Super Légers en juillet 2019, il a rendu une visite de courtoisie aux Cerdan à Playa de Aro. « Ça s’est fait naturellement, raconte le paternel, ce sont des gens adorables, à l’image de l’homme qu’était Marcel Cerdan : humble et généreux. » Il faut dire que quand les Cerdan reçoivent dans leur resto, pendant quelques heures, c’est la ronde des souvenirs et des sourires. En français ou en espagnol, en famille ou entre amis, en compagnie de Pol ou René, on boit la vie en rosé, en blanc ou en rouge. Et à la santé de Marcellino !
NZ