Ils sont tous là. Le « sage », en costard, les jambes croisées, est un peu en retrait sur le côté. L’ivrogne est accoudé au bar, la main levée. A gauche, une bande d’excités bouillent d’impatience, debout. A droite, une brochette de « gens sérieux », à en croire leur chemise, attendent patiemment assis, un verre à la main. Le barman est étalé sur deux tabourets pour se remettre de la nuit précédente. Et moi, j’entre dans la salle.
Ce n’était pas gagné. Pour voir le « combat du siècle », j’ai dû me lever à 4h30 d’une cabane en bambou, traverser un morceau de jungle truffé de serpents et marcher trois kilomètres dans la pénombre d’une ville peuplée d’ivrognes. Peu importe, nous sommes au Malawi. J’ai remercié tous les Dieux, même les hindous, d’avoir du courant ce soir-là et d’avoir trouvé un bar qui retransmet le pugilat.
A mon arrivée, on me tend un tabouret et des « Bienvenue mon frère » parviennent de toute la salle miteuse qui servira de décor à la dramaturgie de ce soir. J’ai l’impression d’être attendu. Je m’installe juste entre les sérieux et l’ivrogne. Partout dans le monde, les hommes saouls ont toujours des choses à se dire.
Autour de moi, on parle chiTonga et des rats parcourent les murs dans l’indifférence. Je pige rien mais pas grave, la bière n’est pas chère.
Choisir son camp
Une voix féminine me demande : « T’es pour qui toi ? ». Bonnet vert-jaune-rouge vissé sur la tête et lunettes noires, elle se cachait à juste 10cm de moi. La diva s’étonne de ma présence.
« Je suis pour Mayweather »
J’ai beau avoir baissé le son de ma voix à la fin de ma phrase, c’est trop tard. Les excités m’ont entendu. Le Mzungu (terme affectueux pour désigner les « blancs ») est pour le camp adverse. Ils parlent entre eux quelques secondes et le plus excité se lève et me lance :
« Hé Mzungu, pourquoi t’es pas pour Pacquiao ? Il vient du village, comme nous ! ».
« Mon cœur va à Pacquiao, mais en ce moment Floyd fait de belles choses. Manny a une carrière hallucinante mais il est sur le déclin. » C’est tout ce que j’ai trouvé à dire.
Il lâche un rire éclatant et ingurgite une gorgée de binouze à ma santé. « Jah bless ! ».
Les sérieux du premier rang me saluent du poing et le sage acquiesce de la tête. Bienvenue dans la team Mayweather.
A l’écran, Santa Cruz finit son travail de démolition sur le courageux et solide Cayetano. S’ensuit une longue attente où la bière coule à flot.
Les discussions s’animent. Les sérieux débattent du patrimoine de l’américain tandis que les excités évoquent le destin du pasteur/député/chanteur/basketteur/boxeur.
On se jette des invectives qui finissent toujours en effusion de rires.
Tous les pieux de la salle sont pour Pacquiao. Lorsqu’il apparaît enfin à l’écran, les « god bless you » et « Jah bless » fusent. Un excité va même se coller à genoux devant son demi-dieu.
« Vakwakio !! », hurle l’ivrogne en levant le poing.
Dans la moiteur de l’aube, nous passons de vingt personnes à près de cinquante. Et autant de rats.
Début du « combat du siècle »
Dans ce bar du pays le plus pauvre au monde, il y a plus d’ambiance qu’au MGM de Las Vegas. J’entends à peine le célèbre « let’s get ready to rumble » qui annonce le début des hostilités.
Les premiers rounds montrent un « Money » tout en jabs et bien plus actif qu’à son habitude. Les « pro-Floyd » sortent de leur demi-sommeil à chaque fois que leur champion marque des points. Ils restent cloués à leur chaise et se contentent d’un rire moqueur vers les excités. Les piques de « Money » sont loin d’ébranler « Pacman », n’empêche qu’elles trouvent leur cible. Le bar résonne de « Hiiiiiiiiiiii ! ».
Floyd se positionne à merveille et Manny ne trouve jamais la distance. Ce qui a le don d’énerver l’épave accoudée au bar. Les rounds défilent et se ressemblent.
Sauf qu’à deux reprises, Manny parvient à placer des torpilles de la main gauche.
Grosse frayeur au 4e pour Floyd. « Pacman » l’a fait reculer dans les cordes.
Même chose au 9e, le Philippin trouve la distance.
Les excités sont maintenant torse nu ! Ils sautillent dans la salle, les poings levés. Quelques uns s’adonnent à une séance de sparring improvisée.
Mais la fièvre retombe. Le dernier round est à l’image des précédents. Impressionnant de maîtrise pour Mayweather.
La résignation
Quelques « pro-Pacman » ont changé de camp. L’ambiance descend d’un cran. La raison l’emporte sur le cœur. Ils se résignent. L’enfant du peuple n’a plus la fougue d’antan.
Floyd a contrôlé le combat. On aurait tort de penser qu’il ne « force pas ». Annihiler la boxe d’un guerrier de la trempe de « Pacman » n’est pas donné à tout le monde.
Le « boxing IQ » triomphe
« Money » se rue sur les cordes pour crier au monde qu’il est bien le B.O.S.S. Sur les yeux de Manny, on lit la défaite. Ici, on implore un miracle.
J’annonce une scorecard de 116-112 pour Mayweather. Les excités crient au scandale. Mais les trois juges donnent une victoire unanime à Floyd Mayweather : 116-112, 116-112 et 118-110 (un autre ivrogne ?). Du côté de la team Mayweather, on trinque.
Les statistiques ont de quoi raviser les plus sceptiques. Sur 435 coups envoyés pour Floyd, 148 ont touché (34%). Manny a balancé 429 coups mais seulement 81 ont touché (19%). Pour les coups puissants, c’est le même constat : sur 168 pour Floyd, 81 touchent (48%) et sur 236 pour Manny seulement 63 ont touché (27%).
Le peuple voulait une baston, il a eu une partie d’échec.
La foule a beau siffler. Ce soir, la science a vaincu.
Avant de quitter la salle, je rencontre une brochette de boxeurs. Secret (c’est son prénom) a 23 ans. Il vient de rater de peu sa qualification au Jeux Olympiques mais continue de s’entraîner seul dans un terrain vague de son village. Un rendez-vous sparring est pris pour le lendemain.
A Nkhata bay, Fred Jasseny